I1.2 Le holisme intermédiaire des anciens institutionnalistes

Max Blaug (1981) 178 définit ainsi l’institutionnalisme : « Si l’on essaie de délimiter le « noyau » de « l’institutionnalisme », on trouve trois traits essentiels, qui sont tous de nature méthodologique ; 1) l’insatisfaction à l’égard du niveau élevé d’abstraction de l’économie néoclassique et, en particulier l’aspect statique de la théorie orthodoxe des prix ; 2) l’exigence d’intégrer l’économie et autres sciences sociales en ce qui pourrait être appelé « la foi dans les avantages de l’approche multidisciplinaire » ; et 3) la critique de l’empirisme sans méthode de l’économie classique et néoclassique qui se traduit par un programme de recherches quantitatives détaillées. » Mais l’appellation « d’institutionnalisme » peut porter à confusion, dans la mesure où il existe une divergence fondamentale de type méthodologique entre le nouvel institutionnalisme, et l’ancien qui nous intéresse plus particulièrement ici. Comme le précise Véronique Dutraive (1993) 179 , « la coexistence de plusieurs courants prétendant développer une institutional economics est facteur de confusion, voire d’erreur d’interprétation, quant à leurs messages respectifs. (...) Loin de s’inscrire dans une même tradition, les deux démarches se révèlent fondamentalement inconciliables », et forment « deux projets épistémologiques différents ». Nous allons préciser ci-dessous cette différence.

Avant de présenter les fondateurs de l’économie institutionnaliste, le collectif « Thorstein Corei » (1995) 180 évoque ainsi les bases du nouvel institutionnalisme : « Les institutions avaient traditionnellement le statut de données pour les théories standard et étaient, par conséquent, exclues de l’analyse. (...) La nouvelle économie institutionnelle, présentée notamment par Coase et Williamson (Coase, 1937 ; Williamson 1975 et 1981), (...) considère que la firme est une institution alternative au marché , qui se justifie lorsque les coûts de transaction sur ce dernier sont trop élevés. (...) Il ressort « qu’institution » est un terme générique en résonance avec les notions d’organisation, de communauté, de groupement, de collectif ; de règles morales religieuses, laïques ou juridiques ; de valeurs, de conventions, de normes. (...) Certains économistes, dans le sillage de Williamson, opposent l’institution au marché et considèrent ainsi que sa principale fonction est la coordination des actions individuelles dans un contexte où le marché n’est plus efficient ». Pour le nouvel institutionnalisme américain, l’introduction de l’institution comme alternative au marché reste dans le cadre de l’individualisme méthodologique de l’analyse néoclassique, ne s’émancipant finalement que très peu d’une analyse qu’il prétend pourtant réformer. Sur le modèle du « contrat social » de Rousseau, la genèse des institutions est envisagée « comme le résultat d’une congruence des décisions individuelles, le résultat agrégé du calcul du rapport coûts/avantages, le produit d’un contrat entre les agents ».

Au contraire, et en cela dans la lignée de ce qu’appellent Gislain et Steiner « la sociologie économique », les premiers auteurs institutionnalistes (Veblen (1857-1929) et Commons (1862-1945)) s’avancent suivant une démarche holiste. Le collectif « Corei » précise ainsi que ces auteurs, « en dépit de la diversité de leurs approches, rejettent communément la méthode individualiste des sciences économiques orthodoxes et la vison de la nature humaine qui leur est associée. (...) Les institutionnalistes adoptent, au contraire, un point de vue « anthropologique » -pour lequel il est une évidence que les comportements humains varient dans le temps selon l’espace social (pays, culture, communauté) - et « génétique » - les comportements se transforment en relation avec les changements sociaux. C’est par conséquent, à partir d’une connaissance des comportements et de leurs déterminants et non pas de postulats sur eux que les phénomènes économiques peuvent être abordés » 181 . Pour prendre un exemple en économie des transports, la préférence pour la mobilité individuelle, majoritaire dans les années 1960, s’est peut être retournée devant la dégradation de l’environnement, mais la structure spatiale des villes masque ce phénomène dans la mesure où l’usage de la voiture est aujourd’hui souvent contraint plus que choisi, faute d’alternatives. En l’occurrence, les structures de la ville contraignent les préférences des individus face aux choix de transport, et la simple observation des comportements de mobilité ne signifie plus, lorsque l’on abandonne l’individualisme méthodologique, que l’on doive conclure à une préférence marquée pour la mobilité individuelle.

Le « Corei » note encore que plus que la démarche néoclassique « articulée sur une vision mécanique, harmonieuse et naturelle de la régulation sociale, l’institutionnalisme considère les problèmes d’organisation et de contrôle social de l’économie ». C’est l’intérêt porté à ce contrôle social qui amène l’institutionnalisme à s’intéresser aux structures qui encadrent le développement économique : « l’Etat, les syndicats, et plus généralement les institutions et les organisations économiques centrales du capitalisme » 182 .

Mais contrairement à la méthode sociologique proposée par Durkheim, l’ancien institutionnalisme ne nie pas l’intérêt de l’analyse des comportements individuels. L’ancien institutionnalisme américain s’inscrit dans « une position médiane entre le vide institutionnel de l’approche néoclassique et le tout institutionnel de l’approche durkheimienne. (...) Ses analyses prennent appui sur les caractères culturel et collectif des institutions de façon incompatible avec l’individualisme méthodologique caractéristique du corpus de la Nouvelle économie Institutionnelle (Dutraive, 1993). Cependant, et en contraste avec la sociologie durkheimienne, elle ne minimise pas l’exercice d’une volonté des individus - en particulier dans le choix des règles ou plus généralement dans la dynamique institutionnelle » 183 . Le « Corei » qualifie ainsi l’approche méthodologique de Commons de « holisme intermédiaire », qui considère à la fois le « tout » et les « parties ». Ce « holisme intermédiaire » est finalement proche de l’individualisme méthodologique de Max Weber, comme nous allons voir ci-dessous.

Notes
178.

BLAUG, M. (1981), La pensée économique, origine et développement, Paris, Economica, p. 793.

179.

DUTRAIVE, Véronique (1993) La firme entre transaction et contrat, in Revue d’écononomie politique, p. 103, janv.-fév. 1993.

180.

COREI, Thorstein (1995), L’économie institutionnaliste, Les Fondaeurs, Economica, pp. 5-8.

181.

Op. cit. p. 13.

182.

Op. cit. p. 14-15.

183.

Op. cit. p. 9.