I2.1 La distinction entre choix marchands et préférences des citoyens

Le « Dictionnaire » de Boudon et Bourricaud précise comment l’économiste moderne « définit le comportement rationnel comme le choix par l’individu de l’action qu’il préfère parmi toutes celles qu’il a la possibilité d’accomplir, en bref comme un choix conforme à ses préférences.(...) En général, l’économiste s’abstient d’appliquer le concept de rationalité aux fins elles-mêmes. On dira cependant d’un acteur qu’il est irrationnel s’il poursuit des fins contradictoires ou si ses préférences sont incohérentes (intransitives) » 193 . Effectivement, en observant des possibles contradictions entre un comportement de type hédoniste, et un comportement à caractère social, l’économiste tendra vite à qualifier l’individu d’irrationnel, ou en situation d’information incomplète. Comme l’évoque Bernard Guerrien 194 , pour certains économistes, « s’il existe un « écart » inacceptable entre le réel et la théorie, ce n’est pas la théorie qui a tort... mais le réel ! » (Guerrien, 1991).

L’hypothèse utilitariste et la fonction d’utilité collective du « petit père des peuples » amènent ainsi trop souvent l’économiste à décréter l’irrationalité et la non pertinence de préférences du citoyen qui seraient en contradiction avec ses choix marchands. La socio-économie ne fait-elle pas partie des théories dénoncées par Raymond Boudon (1986) 195 parce qu’elles « s’autorisent à juger les acteurs économiques et sociaux d’un point de vue transcendant, à leur indiquer ce qu’il devraient penser, croire ou préférer, ou même à leur expliquer ce qu’ils pensent, croient ou préfèrent réellement » ? Nous le craignons fort. A travers la distinction de préférences individuelles que nous allons adopter, nous rejoignons ainsi Boudon qui insiste sur l’intérêt, à la suite de Max Weber, de considérer les individus comme rationnels dans toute analyse sociale, quitte à complexifier la notion de rationalité : « car supposer l’homme rationnel, c’est non seulement introduire un postulat dont je pense qu’il n’y a plus à démontrer qu’il soit scientifiquement fécond, c’est aussi respecter l’acteur social » 196 .

Refusant de qualifier l’individu d’irrationnel, Weber distingue ainsi les concepts de Zweckrationell (rationnel par rapport aux fins), et de Wertrationell (rationnel par rapport aux valeurs) pour qualifier une action adaptée non à des fins mais à des valeurs. Notre distinction de deux fonctions de préférences chez l’individu répond à un principe « d’idéal type » tel que défini par Max Weber. Elle va nous amener à une vision sociologique de la rationalité de l’individu, plus complexe et proche de la réalité que celle de l’approche purement utilitariste. Nous allons ainsi dégager les traits pertinents qui permettent de comprendre la logique d’action de l’individu, à la fois égoïste (concerné avant tout par la satisfaction de ses propres préférences) et être social (qui a besoin des autres).

Deux raisons nous amènent ainsi à distinguer les choix marchands des préférences sociales. Une première, d’ordre philosophique, consiste à distinguer chez l’homme plusieurs fonctions de préférences, et notamment à distinguer une fonction de préférence relative aux choix quotidiens et une fonction de préférence éthique : c’est cette fonction éthique qui conduirait à une fonction de bien être social. Une seconde provient du fameux dilemme du prisonnier, qui conduit à des divergences entre le résultat d’actions individuelles et le résultat qui aurait été préférable d’un point de vue collectif.

Notes
193.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, pp.445-447.

194.

GUERRIEN, Bernard (1991), L'économie néo-classique, Paris, La Découverte, 128p.

195.

BOUDON, Raymond (1986), L’idéologie, ou l’origine des idées reçues, Points Essais, p.288.

196.

BOUDON, Op. Cit., p.288.