1°) L’individu entre préférences marchandes et sociales ?

Hugues Puel (1989) 197 nous précise la complexité de la notion de besoin : « Le concept de besoin se rattache à une idée de la nature de l’homme. Mais la nature de l’homme, c’est de vivre à l’état de culture. Ses besoins ne sont pas seulement individuels, matériels, physiologiques, économiques ; ils sont aussi sociaux, communautaires, culturels, spirituels. » Cette multiplicité de besoins peut ainsi conduire les individus à affecter une rareté différente à un bien suivant qu’ils sont confrontés à la gestion de la vie quotidienne (préférences marchandes), ou bien qu’ils doivent voter pour leurs représentants politiques (préférences sociales). Vis à vis de l’environnement notamment, comme le rappelle Wilhelm Leutzbar (1994) 198 , il existe un décalage évident entre la prise de conscience et le changement de comportement. Une prise de conscience écologique dans les préférences fondamentales des individus peut ainsi conduire à un vote en faveur de choix politiques écologiques. Mais du fait de l’inertie des habitudes et des contraintes quotidiennes dues aux structures sociales (absence d’alternative), cette prise de conscience peut être insuffisante pour apparaître aussi dans leurs comportements marchands.

On trouve ainsi dans la doctrine idéaliste de Kant la distinction de plusieurs fonctions de préférences chez l’individu. Selon Arrow (1953) 199 , « La doctrine idéaliste peut alors se résumer en disant que tout individu a deux relations d’ordre. L’une commande ses actes quotidiens, l’autre interviendrait sous certaines conditions idéales et, en un sens, est plus fondamentale que la première ». Kant définit une « règle de l’impératif catégorique » qui doit assurer une cohérence entre les différents impératifs qui commandent les comportements : nous reviendrons sur ce point lorsque nous nous intéresserons aux divergences entre préférences collectives et comportements marchands. Mais pour l’instant, il nous faut insister sur l’importance de la distinction kantienne des préférences.

Aux impératifs techniques et pragmatiques, on peut associer l’idée de préférences concrètes, qui répondent à une contrainte de rareté quotidienne par un comportement marchand quotidien (calcul rationnel matérialiste, pragmatisme de court terme, sous contrainte des possibilités offertes par le marché et ses structures). Ces préférences sont révélées par les choix marchands. On peut éventuellement considérer qu’elles obéissent à un réflexe pragmatique proche du calcul rationnel de la théorie néoclassique. Mais on ne saurait accorder au marché d’être le champ de révélation de l’ensemble des préférences individuelles. Dobb (1993) 200 notamment, insiste sur les limites du « caractère sacré des préférences des consommateurs » (matérielles), non seulement orientées sur le court terme, mais de plus manipulables et volatiles du fait de la publicité et de l’apparition de produits nouveaux.

Ainsi, à l’impératif kantien moral, éthique, on peut associer une autre fonction de préférence des individus « fondamentale », liée cette fois-ci au champ individuel de la pensée, la conscience, l’intelligence. Au sein de l’individu, c’est le sujet, cher à Alain Touraine, qui peut avoir des préférences fondamentales émergentes et sources de liberté (par opposition à des préférences marchandes sous contrainte des structures du marché). Pour Harsanyi (1955) ces préférences d’ordre éthique expriment « ce que la personne préfère seulement dans ces moments éventuellement rares où elle s’efforce d’adopter une attitude spécialement impartiale et impersonnelle ; » (cité par (SEN, 1993) 201 ). Dans la mesure où l’adjectif « fondamental » pose un jugement de valeurs « subjectif » par rapport à ce qui est « marchand », nous préférerons le terme de « préférences sociales » pour caractériser ces préférences morales, éthiques, et plus généralement toutes les préférences non marchandes.

Notes
197.

PUEL, Hugues (1989), L’économie au défi de l’éthique, Cujas/Cerf, p.88.

198.

LEUTZBACH, Wilhelm (1994), Auto haben und bahn fahren - zur Problematik des Verhaltenswandels, Universität Karlsruhe.

199.

ARROW, Kenneth J, (1951 et 1953), Choix collectifs et préférences individuelles, Calman-Levy, p. 152.

200.

DOBB, (1933), Economic Theory and the Problems of a Socialist Economy, in Economic Journal, vol.43, décembre 1933, cité par ARROW op. cit.

201.

SEN, Amartya (1993), Ethique et économie, PUF, p109.