2°) Effet pervers et dilemme du prisonnier

Une autre façon d’introduire la divergence entre choix marchands et préférences sociales est de considérer que les préférences pour l’environnement sont du même ordre que les autres, mais qu’elles ne peuvent se traduire dans le réel à cause de leur nature collective. Cela s’explique par un effet pervers bien connu. Selon Boudon (1979), « on peut dire qu’il y a effet pervers lorsque deux individus (ou plus) en cherchant un objectif donné engendrent un état de chose non recherché et qui peut être indésirable du point de vue soit de chacun des deux soit de l’un et de l’autre 202  ». La représentation la plus connue de situations marquées « d’effet pervers » n’est autre que le fameux dilemme du prisonnier que l’on doit à l’économiste Tucker, selon Luce et Raiffa (1957) 203  : imaginons deux prisonniers coupables d’un délit effectué en commun et qui sont interrogés séparément. Si les deux avouent, ils peuvent bénéficier d’une condamnation moins sévère, mais si les deux nient (stratégie de coopération mutuelle), ils sont libérés faute de preuves. Le risque de voir l’autre avouer va pousser chaque prisonnier placé par son isolement en stratégie individualiste à faire de même, pour éviter une condamnation dure (nier alors que l’autre avoue). La stratégie individualiste conduit ainsi à un résultat inférieur à la stratégie de coopération. Claude Jessua précise que de telles situations de dilemme du prisonnier « sont très courantes dans la vie sociale ».

Ainsi, deux scientifiques allemands en matière d’environnement témoignent d’un aspect fondamental du comportement des individus face à l’environnement. Peter Kaas (1995) 204 parle de déficit entre la valeur de l’environnement chez les individus, et la traduction de cette valeur dans le marché : « Es klafft eine Lücke zwischen Umweltbewusstsein und Umweltverhalten. Umweltbewusstsein ist oft nur eine Lippenbekenntnis 205 . » Pour Werner Rothengatter (1994) 206 , « de nombreuses personnes peuvent privilégier l’environnement même si leur comportement individuel soumis aux lois de la concurrence le nie ; ces personnes gardent bonne conscience en pensant qu’une action individuelle et isolée ne peut pas changer le monde ».

Même si les préférences pour l’environnement sont dominantes, c’est le fait que des actions individuelles isolées ont peu de chances d’être suivies d’effet, qui empêche les comportements marchands favorables à l’environnement. Cela alors même que le résultat d’une coopération de l’ensemble des individus amènerait un état préféré par l’ensemble des individus ! Ainsi, le problème de l’intégration de ces valeurs environnement est que leur traduction dans le marché se heurte principalement à un problème de dilemme du prisonnier. C’est par l’introduction d’une action collective, obéissant elle même à une fonction de préférence sociale, que peut être mise en place une coopération pour la protection de l’environnement. Comme le précise Guy Terny (1971), « il est des situations, et, à notre sens, la production de nombreux services collectifs relève de celles-ci, où la contrainte momentanée imposée aux préférences des consommateurs est nécessaire à une meilleure satisfaction des besoins de ces consommateurs. » Nous retrouvons donc la nécessité de distinguer rationalités individuelle et collective.

Notes
202.

BOUDON, R. (1979), Effets pervers et ordre social, PUF.

203.

cité par JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, Paris, Presses Universitaires de France.

204.

KAAS, Peter (1995), Marketing im Spannungfeld zwischen umweltorientierten Wertewandel und Konsumentenverhalten, Universität Frankfurt/Main, p.98.

205.

« Il existe un écart béant entre les prises de concience et les comportements en faveur de l’environnement. Les prises de conscience pour l’environnement ne sont souvent que profession de foi verbales. »

206.

ROTHENGATTER, Werner (1994), Qu’appelle-t-on quantification économique de l’environnement ?, colloque Environnement et économie d’entreprise, 19-20 mai 94, UNESCO, Paris.