2°) Le choix d’une distinction fondamentale entre choix public et fonction de bien être collectif

Les théories du choix public, tout aussi stimulantes qu’elles soient, restent fondées sur deux fondements que nous ne pouvons retenir :

1/ l’hypothèse d’individus autonomes, ayant des besoins a priori, indépendants d’un contexte social (individualisme méthodologique) ;

2/ l’ambition de rationaliser un processus politique complexe.

En ce qui concerne le premier point, comme nous l’avons précisé en début de chapitre, l’objet de notre deuxième partie est justement d’introduire dans notre analyse de l’internalisation des valeurs sociales le caractère émergeant de structures et institutions qui exercent des contraintes extérieures sur les préférences des individus.

En ce qui concerne le second point, nous adoptons la réserve d’Edgar Morin face aux excès de rationalisation qui amènent trop souvent la science à perdre le contact avec le monde réel : « Je me tiens désormais pour champion de la rationalité parce que je lutte contre son ennemie mortelle : la rationalisation » 212 .

Effectivement, et comme le précisent Boudon et Bourricaud (1982) 213 , devant l’impossibilité d’agréger de façon rationnelle les préférences individuelles pour former la volonté générale, il est illusoire et vain de vouloir rationaliser l’élection en lui donnant le sens d’une telle agrégation : l’élection (et l’ensemble des règles du jeu démocratique) doit plutôt être envisagée comme une démarche à travers de laquelle s’établit « un « climat » d’information et de compréhension mutuelle, où peut se développer la solidarité, ou du moins la tolérance entre les membres de la société, où les risques d’abus et d’exploitation par les gouvernants soient méthodiquement contrôlés. Ainsi interprétée, la démocratie est une modalité de gouvernement de toute organisation où les garanties reconnues à toutes les catégories d’intérêts et d’opinion de s’exprimer et de participer, réduisent la distance entre gouvernants et gouvernés ».

Boudon et Bourricaud constatent qu’aucun « mécanisme institutionnel ne peut assurer que la « volonté de tous », telle qu’elle s’exprime dans le dépouillement des scrutins des assemblées, même en régime de démocratie directe, soit nécessairement identique à la volonté générale, celle qui traduit par hypothèse l’intérêt commun » 214 . Paul Ricoeur (1991) 215 va dans le même sens. Selon lui, les mécanismes institutionnels qui permettent l’agrégation des préférences individuelles dans les choix publics ne sont pas des « outils » de nature à pouvoir être « optimisés » par une « science » politique : « Le politique ne relève donc pas du même processus d’accumulation qui caractérise l’outillage. L’expérience politique n’est jamais une expérience acquise ; progression et régression sont possibles (...). Il y a progrès dans l’ordre des outillages, au sens le plus vaste que l’on peut donner à ce mot et qui inclut non seulement les techniques matérielles, mais aussi l’acquis intellectuel et spirituel ; mais ce que les hommes en font à travers leurs institutions est à jamais incertain. »

Nous revenons inéluctablement aux conséquences du théorème de Arrow. Nous en tirons les conclusions suivantes :

1/ les choix publics, et le « bien être social » se rapportent à deux fonctions de choix distinctes : la fonction de choix collectifs et la fonction de préférences des citoyens ;

2/ ni l’une, ni l’autre ne peut être envisagée comme une agrégation des préférences individuelles.

Nous adoptons ainsi la démarche suivante : des besoins individuels existent, marchands et sociaux, qui dépendent des individus mais aussi du contexte social, et notamment des possibilités qu’ont les individus de satisfaire ces besoins. Des choix politiques existent, déterminés par un processus complexe différent du marché, et qui ne sont pas « nécessairement identiques à la volonté générale » que nous interprétons par notre fonction de préférences des citoyens.

Sans rechercher un processus amenant à des choix publics idéaux, nous adoptons comme principe que les choix politiques répondent correctement aux besoins non marchands des individus « si le choix des objectifs de politique économique fait l’objet d’une discussion politique, résulte d’un débat public, ou d’un processus de négociation où les « leaders » politiques, les hauts fonctionnaires, les groupes de pression, l’opinion publique jouent tous un rôle » (TERNY, 1971) 216 . Nous notons l’accent mis sur l’importance fondamentale d’un jeu politique où l’ensemble des acteurs « jouent tous un rôle ». Nous rejoignons ainsi Guy Terny dans le principe selon lequel « l’accouchement » des préférences collectives est un processus complexe, faisant intervenir différents groupes et rationalités différentes, résultant de conflits, processus que l’on peut analyser, interpréter, expliquer, mais qui ne se laisse pas rationaliser par quelque processus que ce soit.

Nous acceptons ainsi que la mythique fonction de besoins collectifs reste indéterminée. Cependant, il reste possible de juger du degré de satisfaction des préférences sociales par les choix politiques. L’analyse sociologique et institutionnelle peut en effet nous permettre d’observer des symptômes ou déficits démocratiques permettant de juger du caractère satisfaisant ou non de cette agrégation : absence de débats, de discutions, désintérêt de l’opinion publique qui ne joue plus son rôle...

Notre démarche est ainsi indirecte. Nous dirons que la fonction de préférence des citoyens est peu ou prou correctement satisfaite si une analyse de type sociologique et/ou institutionnaliste nous apprend que le jeu démocratique fonctionne bien. Au contraire, nous dirons que plus le jeu démocratique fonctionne mal, plus l’on s’écarte de la satisfaction des citoyens. Une telle démarche s’inscrit tout à fait dans l’esprit de l’ancien institutionnalisme américain, pragmatique, ouvert sur d’autres disciplines, d’autres rationalités (Corei, 1995) 217 . Dans ce qui suit, nous allons notamment voir comment l’on peut interpréter l’externalisation des valeurs sociales comme divergence entre les fonctions de choix individuel et collectif d’une part, et la fonction de préférence sociale d’autre part. Ces divergences, vont nous amener justement au concept d’anomie, et au problème démocratique.

Notes
212.

MORIN, Edgar (1994), Mes démons, Stock, p. 286.

213.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, p. 151.

214.

Op. cit., p. 480.

215.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412p. pp. 243-244.

216.

TERNY, Guy (1971), Economie des services collectifs et de la dépense publique, Dunod, p. 372.

217.

COREI, Thorstein (1995), L’économie institutionnaliste, Les Fondaeurs, Economie poche.