1°) L’anomie selon Durkheim ou le problème de l’intégration et de la régulation sociale

Les travaux de Emile Durkheim se sont principalement concentrés sur les problèmes d’intégration des individus dans la société. Pour ce dernier, les théories individualistes du contrat social (Rousseau) et de l’échange (Pareto, Walras), laissent inexpliqué le problème social : « Durkheim pense que l’échange marchand n’assure ni l’intégration ni la régulation sociale, parce que la dimension de la temporalité y est absente. (...) Comme le remarque P. Steiner, ni l’échange, ni le contrat ne peuvent se suffire à eux-mêmes : ils supposent un fondement non contractuel ». Dans le Préface de De la division du travail (1893) Durkheim précise : « la question qui a été à l’origine de ce travail, c’est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale. Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il à la fois être plus personnel et plus solidaire ? » (Policar, 1994) 219 . Plus préoccupé par les enjeux de l’intégration sociale plutôt que par les questions de répartition et de justice sociale le « socialisme » de Durkheim se distingue fondamentalement de la tradition marxiste (Aron, 1967) 220 .

A travers son analyse du lien social, Durkheim découvre, contrairement aux conceptions utilitaristes hédonistes, « que l’individu doit son équilibre à un ensemble de bornes limitant ses possibilités d’action et par conséquent les risques d’insatisfaction » 221 . Il voyait ainsi dans une trop grande émancipation, un trop grand individualisme, la source de nombre d’insatisfactions de besoins proprement sociaux. Ce point est fondamental : Durkheim voit bien qu’il peut y avoir divergence entre la satisfaction croissante de besoins marchands, et les satisfactions sociales des individus. Comme l’évoque Alain Touraine (1992) 222 Durkheim craignait que plus avance la modernité, plus s’éloigne le bonheur, plus augmentent les insatisfactions et les frustrations.

C’est ainsi la perspective d’une société purement marchande où disparaissent les liens sociaux entre les individus qui amène Durkheim à redouter l’anomie. L’anomie « provient du fonctionnement du marché universel. Celui-ci sépare ce qui aurait dû rester lié (...). Le marché universel posant de difficiles problèmes de régulation sociale risque de briser la conscience commune et explique, par conséquent, la périodicité des crises. Il n’est pas inutile de noter l’actualité d’une telle approche ; de nombreux analystes du monde contemporain ont observé que la libération des contraintes, grâce notamment à l’essor de la démocratie et au déclin des économies dirigées, peut, hélas, aboutir à l’anarchie, à la violence ethnique et à la désintégration sociale. » « Aussi « notre premier devoir », écrit Durkheim dans les dernières lignes de son ouvrage, est-il « de nous faire une morale ». (...) Ainsi apparaîtra-t-il aux yeux de ses contemporains comme une sorte de prêtre au service de la morale laïque, entièrement voué au raffermissement du lien social » » (Policar, 1994) 223 .

Face à l’anomie, Durkheim met en avant l’importance d’une part des corporations professionnelles dans l’intégration des individus, et d’autre part de l’Etat comme régulateur social. Mais Durkheim, lorsqu’il met en avant la nécessité « qu’il y ait une autorité dont les hommes reconnaissent la supériorité et qui dise le droit » pèche par excès de confiance dans l’Etat et sous estime l’importance des institutions politiques : nous reconnaissons là l’influence qu’avait sur lui Saint Simon et Auguste Comte (Aron, 1967) 224 . Ainsi, alors qu’il nous convainc en ce qui concerne l’importance de la socialisation des individus et des risques de l’individualisme, il passe à coté de la liaison fondamentale entre intégration et régulation sociale, qui relèvent selon lui de deux remèdes différents. Ainsi, l’analyse de Durkheim sur l’anomie, en beaucoup de points visionnaire, mérite cependant d’être complétée par l’analyse de Tocqueville sur la démocratie.

Notes
219.

POLICAR, Alain (1994), 6 Emile Durkheim, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, pp.99, 102.

220.

voir ARON, Raymond (1967), Les étapes de la pensée sociologique, Editions Gallimard, pp. 378-379.

221.

COIFFIER, E., CROZET, Y., DEHOUX-GRAFMEYER, D., FAURE, F., RENAUD, J-F. (1990), Sociologie basique, NATHAN, p.155.

222.

TOURAINE, Alain (1992), Critique de la modernité, Fayard, p. 12.

223.

POLICAR, Alain (1994), 6 Emile Durkheim, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, pp.99, 102.

224.

ARON, Raymond (1967), Les étapes de la pensée sociologique, Editions Gallimard, pp. 382, 383, qui cite DURKHEIM, Emile (1928), Le socialisme, p. 291.