2°) L’anomie selon Tocqueville ou le problème de la démocratie

Contrairement à la plupart des sociologues qui se sont concentrés sur les problèmes de structures sociales, Tocqueville « aujourd’hui considéré comme un des fondateurs de la démarche sociologique » (Forse, Melino, 1994) 225 , a mis l’accent sur les problèmes d’institutions politiques. Son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835) fut élaboré par « un constant aller et retour entre l’observation et l’interprétation théorique ». Même si la référence à l’anomie n’est pas directement dans les écrits de Tocqueville, le problème de la désintégration sociale s’y trouve en permanence.

L’analyse des ambiguïtés de la démocratie, et notamment de la soumission à l’autorité de l’Etat, amène Tocqueville à un constat troublant : « L’atomisation des sociétés démocratiques renforce l’apathie des citoyens, et, par une sorte d’effet boule de neige, à mesure que le pouvoir central se renforce, le sentiment d’impuissance des citoyens s’étend, ce qui permet un nouvel accroissement de la centralisation » 226 . Claude Lefort (1986) 227 note ainsi combien Tocqueville était préoccupé de voir les individus tendre de plus en plus à un « besoin d’être conduit par une puissance anonyme et souveraine. Tocqueville voyait juste quand il décelait un processus de condensation des opinions qui risquait d’assujettir les hommes à de nouvelles normes de pensée et de comportement et de favoriser leur passivité devant l’Etat ». Le constat de cette corrélation entre la centralisation de l’Etat et un individualisme croissant peut être considéré comme une intuition de génie, de la part d’un sociologue du 19ème siècle.

Nous rejoignons Michel Crozier (1963) 228 pour constater qu’un des grands mérites de Tocqueville est d’avoir montré « le lien logique entre l’isolement de l’individu et le manque d’esprit coopératif d’un coté, l’isolement des différentes catégories sociales et leurs luttes perpétuelles pour des prérogatives artificielles de l’autre ». Nous reconnaissons en cela des similitudes avec l’analyse de Durkheim, cet isolement des individus lié à un manque d’esprit coopératif est une façon de définir l’anomie. Cependant, contrairement à Durkheim, Tocqueville, insiste sur la liaison entre participation et intégration aux structures et institutions collectives (ou du moins politiques). Contre la centralisation qui menace la démocratie, Tocqueville insiste ainsi « plus particulièrement sur le rôle des associations volontaires et des institutions communales » 229 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tocqueville lui même a choisi de faire de la politique.

Notes
225.

FORSE M., MELINO F. (1994), 3 Alexis de Tocqueville, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, p.43.

226.

Op. cit. p. 51.

227.

LEFORT, Claude (1986), Essais sur le politique, Paris, Seuil, pp.37,47.

228.

CROZIER, Michel (1963), Le Phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, P. 284., cité par Forsé et Mélino.

229.

Forse et Melino, p. 50.