2°) Dominance du marché et insatisfactions sociales croissantes

Si l’on se place au coeur de la distinction entre préférences individuelles marchandes et sociales, on voit qu’une telle dynamique qui laisse externe les valeurs sociales peut conduire à une hypertrophie croissante des préférences marchandes. Face à l’environnement, cette hypertrophie peut conduire à des dégradations toujours plus grandes. Ces dégradations de l’environnement peuvent entraîner un processus d’insatisfactions sociales croissantes, dans la mesure où plus la nature est asservie, consommée, détruite, plus elle asservit l’homme en devenant rare, difficilement disponible. En effet, la nature, à la fois comme écosystème, et comme milieu de beauté régénérateur, peut représenter (entre autres) un élément irremplaçable dans ce que nous avons appelé les besoins sociaux des individus. Dans cette hypothèse, moins la nature comme élément de satisfactions sociales est disponible, plus les individus reportent la recherche de leurs satisfactions vers les consommations matérielles, et donc vers l’asservissement de la nature. Un tel processus s’entretient de lui même : il entraîne une satisfaction des besoins sociaux toujours plus réduite, qui induit une soif de consommations matérielles sans limite, et ainsi de suite 235 .

Nous sommes au coeur de l’anomie telle qu’elle a été mise en relief par Durkheim. S’il n’a pas de champ d’expression de ses besoins sociaux, l’individu entre dans une spirale d’insatisfaction dans la mesure où l’amoindrissement de ses satisfactions sociales peut le pousser encore plus vers une consommation matérielle toujours plus vaine. Nous rejoignons la prudence de Alain Touraine devant la notion de « progrès ». Pour ce dernier, « l’affirmation que le progrès est la marche vers l’abondance, la liberté et le bonheur, et que ces trois objectifs sont fortement liés les uns aux autres, n’est qu’une idéologie constamment démentie par l’histoire » (Touraine, 1992) 236 . Déjà les philosophes anciens condamnaient « la pleonexia, la frénésie de posséder toujours plus », guidée par « l’invention illimitée de besoins artificiels » et entraînant « le « mauvais infini » dans le désir » (RICOEUR, 1991) 237 . C’est cette tendance des désirs à se dénaturer dans un « mauvais infini » qui peut conduire, lorsque le marché devient dominant à des insatisfactions croissantes.

Avertissons le lecteur que le constat d’une telle divergence entre satisfactions marchandes et satisfactions sociales, ou des citoyens, ne consiste pas à adopter un jugement de valeur qui va nous amener à proposer soit un « homme nouveau », soit un retour aux traditions sociales ancestrales ! Précisons donc que notre démarche consiste à un essai de diagnostic le plus pertinent possible de toutes les facettes du problème de l’externalisation des valeurs sociales dans la société, diagnostic, nous semble-t-il, indispensable pour entrevoir ce que devrait signifier une internalisation. Déjà cette approche en terme de divergence de préférence nous permet de voir dans quelle mesure ce problème de l’externalisation des valeurs sociales est plus grave qu’un simple problème de sous-optimalité : une divergence de préférence lorsqu’elle existe, peut tendre naturellement à s’accentuer. Nous touchons là un redoutable problème d’instabilité pouvant conduire, lorsque les champs de satisfaction des besoins sociaux sont déficients, à un cercle vicieux d’insatisfactions.

Mais l’anomie ne peut être réduite à ce processus de divergence entre choix marchands et préférences sociales. L’anomie couvre aussi le problème de la dépendance croissante de l’individu à l’organisation technique et politique. C’est l’objet de la deuxième étape de notre interprétation.

Notes
235.

Précisons que nous situons notre analyse dans les sociétés de consommation de masse où les besoins matériels nécessaires à une vie décente (logement et nourriture) sont déjà assurés, du moins pour la plus grande partie des populations.

236.

TOURAINE, Alain (1992), Critique de la modernité, Fayard, p. 12.

237.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412p., p. 171.