2°) Croissance des pouvoirs de l’Etat et risque de concentration des pouvoirs

Hayek (1946) 238 nous rappelle le danger du « taxis », ordre construit par une autorité publique qui distribue les ressources et les rôles d’après des critères qui lui sont propres. Pour Edgar Morin (1980) 239 , « le formidable asservissement des vivants et des humains est inséparable de la formation d’un appareil d’Etat, computeur, ordonnateur, décisionnel qui asservit la société et l’organise en mégamachine. (...) » Il ne s’agit pas d’interpréter une telle affirmation comme une critique contre l’Etat, qui serait somme toute classique. La pensée d’Edgar Morin nous amène en fait à comprendre dans quelle mesure la modernité s’accompagne d’un problème redoutable de concentration croissante de pouvoirs au niveau de l’Etat, pouvoirs de moins en moins contrôlables par les décideurs politiques eux-mêmes. Cette croissance porte ainsi en elle les risques d’impasse financière, mais aussi démocratique : plus les pouvoirs de décisions sont centralisés, plus le risque est grand de voir la perte de la maîtrise politique des choix, au profit des structures technocratiques d’Etat.

On peut effectivement noter que la croissance des prérogatives de l’Etat s’accompagne d’une forte concentration des pouvoirs de décisions. L’Etat devient un Etat fort, qui tend le plus souvent à l’adoption de choix politiques et technologiques centralisés, « lourds », à caractère irréversible. Et ces choix « lourds », en générant leurs propres « technostructures », renforcent encore les pouvoirs centraux. Il suffit d’évoquer les dégâts occasionnés sur l’environnement par les politiques industrielles des anciens pays communistes pour mesurer le risque de la centralisation. Plus les décisions sont prises à grande échelle, plus elles en viennent à être inhumaines : « nous pouvons deviner ou vérifier que les gaspillages que provoquent des concurrences égoïstes peuvent être paradoxalement moindres que ceux d’une organisation programmée, planifiée, unifiée, mais qui étouffe l’initiative individuelle et réagit très poussivement à l’aléa » (Morin, 1980) 240 .

Collomb (1993) 241 considérant le cas français, éclaire sur le risque, pour la démocratie, de concentration de pouvoirs de décisions et d’expertise : « En France, où l’Etat s’est historiquement fortement différencié de la société civile, c’est lui qui tient seul le pouvoir de déclencher, de manière souvent tardive, les procédures de consultation ou de décision dans lesquelles il recourt, de manière très contrôlée, aux compétences d’experts qui dans leur écrasante majorité appartiennent au personnel administratif. C’est l’Etat républicain, seul représentant de la souveraineté populaire, qui décide au-dessus des autres : la participation se réduit plus à un droit d’accès à l’information, ou éventuellement à un droit de regard, qu’à une intervention directe dans la décision (...) ». Mais face à la technicité croissante du monde, les décideurs politiques, ceux-là mêmes qui sont aux commandes de « l’Etat républicain » ont-ils vraiment encore un pouvoir de décision ?

Notes
238.

HAYEK, Friedrich A., 1946, La route de la servitude, Quadrige / Presses Universitaires de France.

239.

MORIN, Edgar, (1977), La méthode 1. La Nature de la Nature, Seuil, 400p., pp. 247-248-249.

240.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., p. 410.

241.

Commissariat général du plan (1993), Croissance et environnement : les conditions de la qualité de la vie, rapport de la commission présidée par B. COLLOMB, La Documentation Française, p.99.