3°) Spécialisation, dépendance aux experts, et perte de la maîtrise politique des choix

Edgar Morin (1980) 242 explicite remarquablement la croissance de notre dépendance à l’organisation technologique : « nous nous enfermons dans une course infernale entre la dégradation écologique qui nous dégrade en retour, et les solutions technologiques qui soignent les effets de ces maux tout en développant les causes. (...) Nos débordements perturbent non seulement les cycles biologiques, mais les boucles chimiques primaires ; ils menacent leur existence et par là notre existence. Bien entendu, en réponse, on développe des technologies de contrôle, de dépollution, d’hygiène ; celles-ci, du coup, nous enveloppent de plus en plus dans la technosphère et nous emprisonnent davantage dans la logique de machines artificielles. (...) Nous découvrons que nous devenons de plus en plus dépendants de notre instrument d’indépendance : l’organisation technologique ».

Cette dépendance génère une évolution vers une connaissance donnée à l’individu toujours plus spécialisée, finalisée à l’insertion de l’individu dans le système de production, plus qu’à la formation de personnalités aptes à penser, prendre conscience, réfléchir sur la complexité du monde. Comme le voit si bien Edgar Morin, le développement technologique, « émancipateur à l’égard de l’énergie, devient asservisseur à l’égard de l’information » (Morin, 1977) 243  : la simplification de la vie matérielle (suppression des travaux humains pénibles, développement de la mobilité...) s’accompagne d’un asservissement aux experts puisque la maîtrise de la technologie implique un savoir toujours plus spécialisé.

La modernité représente ainsi un redoutable défi pour la survie des sociétés démocratiques. Comme le précise Hannah Arendt (1972) 244 , la complexité croissante des techniques, et notamment des techniques qui engagent l’avenir sur le long terme, peut amener une dépendance des individus aux détenteurs du savoir : il devient de plus en plus difficile pour les individus et les décideurs politiques « de savoir ce qu’il faudrait connaître pour pouvoir se former une opinion et pour prendre ses décisions ».

Effectivement, la tendance à la spécialisation du savoir qui se développe pour faire face à la modernité pose un problème redoutable à la maîtrise collective de l’organisation sociale. Non seulement la dépendance aux « détenteurs du savoir » s’accentue, mais aussi l’émiettement du savoir en de multiples disciplines réduit les possibilités de compréhensions globales du monde. Karl Popper (1983) 245 s’inquiète ainsi d’une telle évolution où « la spécialisation contemporaine et la recherche organisée » ont conduit à éloigner « de la science ceux-là même qui devraient être ses véritables usagers - l’amateur, l’amoureux de la sagesse, le simple citoyen conscient et désireux de connaître ».

Ainsi, par exemple, en France, l’évolution des programmes de physique du baccalauréat français au cours des dix dernières années est marquée par un remplacement progressif du domaine fondamental ou il est demandé de comprendre, penser, réfléchir, par une physique appliquée, ou il s’agit plutôt d’apprendre à calculer et à utiliser des technologies toujours nouvelles. De la même manière, les concours des grandes écoles françaises demandent de moins en moins une capacité à savoir penser, réfléchir, comprendre, mais plutôt une capacité à « calculer-vite-sans-se-poser-de-questions », c’est-à-dire à s’insérer dans la logique de spécialisation.

Face au processus de centralisation et de spécialisation, le décideur politique, qui maîtrise de moins en moins l’ensemble des éléments d’un problème, rencontre une difficulté croissante à arbitrer des choix. Cette difficulté entraîne fréquemment un report des décisions à plus tard sans règlement du problème. Ce risque d’absence de décisions augmente au fur et à mesure de la complexification du monde. Plus la société est gérée de façon centralisée, dépendante du poids de la technique, des lobbies, plus elle devient conservatrice et limite les marges de manoeuvre du choix politique. Arrow (1953) 246 , note ainsi à ce propos : « On ne peut cependant nier l’existence d’une importante exception où l’on peut parler, bien que vaguement, de l’absence de décision. Il existe, dans toute situation historique donnée, un état social privilégié dans les choix collectifs : celui qui est adopté en absence de décision particulière contraire. Politiquement, le statu quo a cette propriété ».

L’exemple français du nucléaire est sur ce point particulièrement illustratif, à la fois des risques de concentration des pouvoirs et de dépendance aux experts. La France est le seul pays au monde qui soit allé aussi loin dans la logique de l’énergie nucléaire (Kempf, 1994) 247 . La décision précipitée de construction du programme nucléaire français a été prise lors de la première crise de l’énergie suivant un argument d’indépendance nationale. Par la suite, alors que les besoins en électricité étaient largement couverts, le programme n’en fut pas pour autant arrêté. De façon indépendante à la fois des réalités économiques et des préférences politiques, l’inertie technocratique a conduit à la situation actuelle de record du monde de dépendance énergétique à la technologie nucléaire (1994 : 70% de la production électrique totale avec surproduction en heures creuses).

Cette situation de dépendance à une technologie amène un processus de centralisation et de perte de contrôle du politique dans la mesure où le nucléaire n’étant rentable qu’à partir d’un certain seuil, la contrainte économique conduit le nucléaire à induire la justification de son propre développement 248 . Les investissements lourds dans le nucléaire, une fois réalisés, représentent les arguments principaux d’une fuite en avant (La Hague, 20 milliards de F 249 , destinée à une extraction désormais inutile du plutonium des déchets radioactifs, et dans les faits utilisée comme lieu de stockage « provisoire » de déchets dangereux pour l’éternité à l’échelle de temps des vies humaines, Superphénix, 55 milliards de F 250 , qui devait pouvoir utiliser du plutonium, et qui ne sera désormais qu’un « outil de recherche »). Par la suite, c’est toute la distribution et la consommation d’électricité qui s’en trouve influencée. Le nucléaire conduit à encourager la consommation d’énergie électrique (lampes « halogènes », développement du chauffage électrique, subvention de l’énergie électrique nucléaire en zone rurale, exportation d’électricité) qui elle même induit le besoin d’une poursuite du nucléaire (80% des investissements publics en recherche sur l’énergie sont orientés sur le nucléaire).

L’exportation de l’électricité nucléaire produite aux heures creuses induit un besoin d’investissements en lignes à haute tension, notamment à travers les Alpes vers l’Italie, et les Pyrénées vers l’Espagne. Ces lignes, qui marquent des espaces naturels remarquables, se heurtent à une opposition croissante des populations locales, qui refusent de payer d’une dégradation irréversible de leur patrimoine environnemental, une politique nucléaire définie par une technocratie sans contrôle démocratique.

Jean Charles Hourcade (1991) 251 nous aide à comprendre le caractère peu flexible et peu réversible du choix technologique nucléaire. Au delà d’un certain seuil, « la bifurcation est prise et les mécanismes d’auto-renforcement de la solution initiale se mettent en place : investissements de réseau dus au développement du chauffage électrique, développement de moyens de stockage (...). Ces adaptations ne se sont bien sûr pas faites sans coût et n’étaient pas incluses dans les débats qui ont présidé aux choix initiaux. »

Cet exemple du nucléaire nous permet de commencer à voir dans quelle mesure le problème de l’environnement n’est pas seulement un problème de « coûts externes », mais aussi de perte de contrôle du politique sur les choix technologiques. Le développement de technologies/infrastructures lourdes est lié à un processus qui asservit l’individu à l’Etat, et l’Etat aux « experts », technocrates tous puissants. Ce processus conduit, à travers une opacité des décisions et des coûts croissants, à la poursuite du développement de ces technologies/infrastructures, au delà des préférences politiques, des réalités économiques, et des principes de diversification d’un développement durable. Face à la croissance du développement technologique seule la mise en place de forces de rappel démocratiques peut permettre d’éviter de tels processus technocratiques 252 .

Notes
242.

MORIN, Op. Cit., pp. 74-75.

243.

MORIN, Edgar, (1977), La méthode 1. La Nature de la Nature, Seuil, 400p., p. 253.

244.

ARENDT, Hannah (1972), Du mensonge à la violence.

245.

POPPER, Karl R. (1983, 1990 pour la traduction française), Le réalisme de la science, post scriptum à La logique de la découverte scientifique, I, Hermann, 427p.

246.

ARROW, Kenneth J, (1951 et 1953), Choix collectifs et préférences individuelles, Calman-Levy, p. 214.

247.

KEMPF, Hervé, 1974-1994 : Les vingts ans du nucléaire, in Alternatives Economiques, mars 1994, n°115.

248.

On peut ainsi noter dans les calculs économiques démontrant "scientifiquement" la rentabilité du nucléaire l'adoption d'hypothèses biaisées dans leurs principes même : dans "Les coûts de référence. Production électrique d'origine thermique", document du ministère de l'industrie de 1993, ces hypothèses sont construites à partir des conclusions même du rapport...

249.

source : Hervé KEMPF

250.

source : Hervé KEMPF

251.

HOURCADE, Jean-Charles (1991), Calcul économique et construction sociale des irréversibilités. Leçons de l’histoire énergétique récente, châpitre de l’ouvrage Les figures de l’irréversibilité en économie, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, Paris.

252.

La toute résente décision du premier ministre français Alain Juppé d’abandonner un projet de construction de la ligne électrique à haute tension entre la France et l’Espagne ouvre cependant un grand espoir démocratique (LE FIGARO (1996), Environnement : Juppé contre EDF, il fait enterrer la ligne France-Espagne, 2 février.). Il aura fallu toute la force de conviction d’un homme, choqué en voyant « des paysages uniques bouleversés par le passage de ces lignes », pour s’opposer à la toute puissance d’EDF ainsi qu’à l’appareil technoco-administratif d’Etat (le conseil d’Etat ayant comme d’habitude confirmé la déclaration d’utilité publique, la cour d’appel de Bordeaux ayant également rétabli le premis de construire).