4°) Croissance de l’intervention publique et divergence entre choix politiques et préférences sociales

Comme nous venons de le voir, les décideurs politiques, confrontés à la complexité du monde, peuvent perdre le contrôle des choix et sont par nature à la merci d’erreurs qui peuvent mettre en danger la démocratie. Nous sommes au coeur de ce qu’Edgar Morin appelle « la tragédie politique » : « La tragédie politique tient d’abord dans l’opposition entre une réalité anthropo-sociale qui produit et appelle de la très haute complexité, et la pensée politique, qui répond à l’ambiguïté, l’incertitude et la contradiction par de la simplification, du manichéisme, de l’exorcisme. La tragédie politique tient également dans la contradiction inhérente à l’action politique, dont le plus grand besoin est la détection de l’erreur, du faux, du mensonge, et dont le plus grand produit est l’erreur, le faux, le mensonge » 253 .

Il ne s’agit pas ici d’interpréter cette « tragédie » comme une accusation, mais bien comme le constat d’une difficulté fondamentale de l’action et du langage politiques. La réalité est complexe (et l’inextricable agrégation des préférences individuelles est une des facettes de cette complexité), et l’homme public fait ce qu’il peut entre une politique qui essaye en vain de se libérer des conservatismes ancrés dans la société, et un langage qui essaye en vain d’expliquer clairement et simplement des choses qui ne le sont pas. Comme le précise Michel Rocard (1994) 254 , « Les civilisations occidentales ne vont pas bien. La réalité sociale y échappe de plus en plus au contrôle des hommes, et le spectacle du politique aujourd’hui n’est pas rassurant.(...) Les structures que les hommes se sont données évoluent moins vite que les problèmes, les situations, les techniques et les mentalités. D’où la tragique impression d’impuissance du politique ».

Finalement, cette « tragédie politique » nous amène à entrevoir la croissance de l’incertitude concernant la satisfaction des préférences des citoyens par les choix politiques. Comme le précisent Boudon et Bourricaud (1982) 255 , « à mesure que les sociétés sont plus complexes, l’efficacité des mécanismes institutionnels visant à soumettre les volontés particulières à la volonté générale est plus incertaine et douteuse ». On constate en définitive que « le peuple démocratique se voit soumis à la technicité croissante des décisions dans un monde de plus en plus complexe, mouvant et internationalisé. Le pouvoir exécutif ne cesse de se renforcer au détriment du législatif : la technocratie d’Etat investit une administration de plus en plus puissante. Même si l’optimisme de M. Weber à propos de l’Etat légal-rationnel des fonctionnaires de l’intérêt général ne doit pas être forcément rejeté, l’inquiétude du démocrate n’en demeure pas moins. Car il n’est pas si évident que l’Etat se présente sous la forme du « dictateur bienveillant » comme le veut l’image du « Petit Père des peuples » » 256 .

De cette incertitude sur la pertinence des décisions du « dictateur bienveillant » naît la divergence entre les choix politiques et les préférences sociales des citoyens. Plus les choix publics sont faits de façon centralisée, c’est à dire loin des individus, plus le risque de divergence est important. De même, plus les choix sont limités dans leurs marges de manoeuvre par les conservatismes d’une société complexe, moins ces choix peuvent suivre l’évolution des aspirations sociales. Nous rejoignons l’analyse de Horts Köhler (1996) 257 sur la liaison entre inadéquation des choix politiques aux besoins sociaux et économiques, et croissance de la dépense publique : Les politiques font « des promesses qui ne sont plus en rapport avec la réalité des changements économiques globaux. (...) C’est ainsi que nous nous retrouvons avec une augmentation continue de l’endettement de l’Etat, qui entraîne à son tour une menace pour l’économie et, à long terme, pour la stabilité de nos démocraties ». Notamment, la multiplication des atteintes à l’environnement, non prise en compte dans les mécanismes marchands, peut générer des interventions collectives correctrices toujours plus nombreuses, conduisant à une dépense publique croissante, un Etat toujours plus puissant, bureaucratique, de plus en plus à la merci « d’erreurs » incontrôlables par le politique.

Cette divergence est problématique, elle conduit à un redoutable cercle vicieux : plus l’individualisme et les insatisfactions sociales augmentent, plus le besoin d’action publique est nécessaire. Mais plus ces actions publiques se multiplient de façon centralisée, engageant des choix lourds, irréversibles, plus le risque d’inadéquation de ces actions avec les besoins sociaux est grand, générant de nouvelles insatisfactions sociales. Cette divergence entre les choix collectifs et les préférences des citoyens est « asservissante » dans la mesure où elle conduit à augmenter toujours plus les pouvoirs centraux et technocratiques.

L’introduction de cette deuxième divergence nous permet de voir dans quelle mesure le problème de l’externalisation des valeurs sociales est aussi lié à un problème d’asservissement croissant de l’individu à l’Etat. La conscience de cette liaison nous permet au passage de comprendre la supériorité du libéralisme de Tocqueville sur celui de Hayek. Hayek, moraliste, idéalise un homme responsable et droit qui ne peut que souffrir d’une action collective. C’est le concept de « cosmos », fruit de la liberté de manoeuvre des individus qui conduit à un équilibre auto-régulé par les processus du marché. Pour ce dernier, « l’individualisme est une attitude d’humilité à l’égard du processus social » (1946) 258  : la traduction politique des aspirations sociales individuelles est tellement incertaine, tellement entachée d’erreurs, que l’Etat devrait rester humble et laisser les individus régler seuls et de façon responsable leurs problèmes sociaux. Mais Hayek, qui pêche par excès d’idéalisme, ne conçoit pas la réalité de besoins sociaux d’actions collectives. Pourtant ce sont justement les insatisfactions sociales qui conduisent à un Etat toujours plus puissant. Ainsi, nous rejoignons plutôt la complexité du libéralisme de Tocqueville, qui a la vision aiguë du risque permanent de désintégration sociale (d’anomie) attaché aux démocraties, et constate paradoxalement que « l’individualisme absolu conduit à l’Etat absolu 259  ».

Notes
253.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., p. 436.

254.

ROCARD, Michel (1994), article dans le Nouvel Observateur, n°1566 du 10-16 novembre 1994.

255.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, p.480.

256.

COIFFIER, E., CROZET, Y., DEHOUX-GRAFMEYER, D., FAURE, F., RENAUD, J-F. (1990), Sociologie basique, NATHAN, p.155.

257.

KÖHLER, Horst (1996), ancien secrétaire d’Etat allemand aux finances, président de l’association des caisses d’épargne allemandes, interview dans Le Monde, 6 février 1996.

258.

HAYEK, Friedrich A., 1946, La route de la servitude, Quadrige / Presses Universitaires de France.

259.

cité par LEFORT, Claude (1986), Essais sur le politique, Paris, Seuil.