I3.4 Insatisfactions sociales et atrophie des préférences du citoyen : de l’externalisation à l’anomie

Nous venons de voir deux aspects de l’externalisation des valeurs sociales : le premier concernant le problème de la divergence entre les choix marchands et les préférences des citoyens, et le second concernant la divergence entre les choix collectifs politiques et les préférences des citoyens. Le fait que en même temps, les choix marchands et les choix publics peuvent diverger des aspirations sociales des citoyens nous pose un problème difficile. D’un coté, le marché laisse de coté la satisfaction de besoins sociaux. De l’autre la complexité croissante des sociétés modernes conduit à rendre de plus en plus incertaine l’adéquation des choix politiques avec les préférences des citoyens. Faute d’être valorisées, ces préférences des citoyens ne risquent-elles pas l’atrophie, face aux toutes puissances du marché et de l’Etat ? Selon Xavier Greffe (1994) 260 , la valeur donnée à l’environnement dépend du niveau de valorisation de cet environnement : au delà d’un certain seuil une mauvaise protection d’un bien environnemental peut ainsi conduire à une atrophie des préférences des individus pour ce bien. Mais ce processus d’atrophie, lié à des insatisfactions croissantes, ne se retrouve-t-il pas pour tous les besoins sociaux ?

Nombre d’analyses des sociétés modernes tendent effectivement à confirmer la difficulté, voire parfois l’impossibilité pour les individus d’exprimer, et de satisfaire des besoins sociaux dans le champ politique. L’analyse sociologique ne cesse de montrer comment « l’individu, confronté à un champ de possibilités beaucoup plus large, risque d’accumuler les déceptions. Faute de bornes, il tombe dans une situation d’anomie au sens durkheimien. Confronté à un Etat de plus en plus éloigné dont il se croit dépossédé, il se replie sur sa famille, ce qui confirme l’inquiétude de Tocqueville à propos de la progression de l’individualisme. au total, l’affaiblissement des valeurs, et dans le champ politique, le citoyen est confronté à un Etat aussi puissant que lointain » 261 .

Pour Paul Ricoeur (1991) 262 , « ce qui est en question c’est la modernité ou, plus exactement, l’auto-interprétation de l’homme moderne. (...) On a donné le nom de « crise de légitimation » à ce doute portant sur les orientations de la société moderne ». Nous arrivons au coeur d’une crise de la citoyenneté, ou atrophie des préférences des citoyens. Cette atrophie des préférences du citoyen, à travers laquelle nous reconnaissons le problème de désintégration sociale évoqué par Durkheim et Tocqueville, nous amène à reconnaître la similitude entre le concept économique de l’externalisation des valeurs sociales et le concept sociologique de l’anomie.

Nous constatons ainsi que le problème de désintégration sociale, appelé anomie, ou externalisation et révélé par la crise de la citoyenneté, peut être considéré comme une difficulté fondamentale, née dès l’apparition du fonctionnement démocratique. La démocratie est effectivement un système politique profondément paradoxal. Comme l’exprime Charles Taylor (1985) 263 , « nous appartenons à une société qui a tendance à saper les bases de sa propre légitimité ». Mais ce processus de désintégration ne peut être aujourd’hui qu’amplifié, multiplié avec la modernité, comme l’évoque François Furet (1994) 264 , qui commente La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de la nation de Dominique Schnapper : « Car le plus grand ressort des démocraties modernes, une fois parvenues à maturité, n’est pas le sentiment national, mais la passion de produire et de consommer : l’homme de l’économie y prend le pas sur l’homme de la politique, et l’intérêt privé sur le sens de la collectivité. Les signes de ce dépérissement civique sont visibles un peu partout aujourd’hui en Occident : ni la construction de l’Europe, ni les résistances à cette construction ne font voir d’autres passions collectives que celles des intérêts. (...) La démocratie finirait-elle par éteindre la nation, après s’en être nourrie ? Dominique Schnapper le craint à juste titre. Car avec la nation disparaîtrait aussi une part essentielle du lien social ».

Une telle crise de la démocratie est ainsi évoquée de façon similaire par Yves Meny (1992) 265 et Alain Touraine (1992) 266 . Pour Meny, lorsque la rationalité du développement « se réduit à la technique, à l’instrumentalité, les fragments éclatés de la modernité classique ne sont plus reliés les uns aux autres que par la recherche de l’efficacité ou du rendement. Chacun construit autour de lui un univers étranger aux autres ; on parle de culture d’entreprise comme de société de consommation ou d’intégrisme national et religieux ». Pour Touraine, de même, si « l’action rationnelle et instrumentale » ignore l’individu « sujet » en se fondant sur un « culte de la société et de la fonctionnalité des conduites », ce dernier « dégénère en culte de l’identité individuelle ou communautaire ». Nous retrouvons l’idée d’anomie, dans le sens de la disparition des valeurs collectives de Max Weber.

Mais L’individu, replié sur sa consommation matérielle, se désintéresse et se soumet passivement aux décisions publiques. Comme le précise Touraine, « la soumission de la société à l’Etat affaiblit, ou même détruit la démocratie (...). Si les affaires publiques apparaissent aux citoyens comme étrangères à leurs propres intérêts, pourquoi s’en préoccuperaient-ils ? Ils acceptent facilement des relations de clientèle en se soumettant passivement à la contrainte ». Pour Meny, aussi, « l’obsession de l’efficacité justifie la dérive monarchique du système, légitime les caprices des notables et les projets grandiloquents des technocrates ». Alain Touraine et Yves Mény nous font prendre conscience du risque d’un monde où chaque individu, replié sur sa petite sphère spécialisée, désintéressé par les événements publics, laisse les pleins pouvoirs de domination à l’Etat. Un monde tel que celui décrit par George Orwell dans son fameux livre « 1984 » 267  : « On pouvait leur faire accepter les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu’ils n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour remarquer ce qui s’y passait ».

Paul Thibaud (1995) 268 , ancien directeur de la revue « Esprit », diagnostique également une crise de la citoyenneté, mais plutôt que de passivité, il parle plutôt d’une « monté de l’homme jugeur et spectateur », « plaignant insatiable, faux moraliste », « aux dépens du citoyen »  : « Et puisqu’il est entendu qu’on n’y peut rien, les problèmes de la société ne valent pas qu’on en discute. Par contre, le pouvoir est omniprésent (...). Cela fait de l’opinion une force capricieuse, exigeante, essentiellement irresponsable », une « attitude à l’opposé du civisme qui considère l’ensemble d’une situation et la prend en charge imaginairement ». Cette évolution de l’individu vers une attitude de spectateur passif et purement critique n’est pas le moindre des symptômes d’une crise de la citoyenneté alimentée par des insatisfactions sociales croissantes.

Nous voyons ainsi comment, partant du problème de divergences entre les choix marchands et collectifs et les préférences des citoyens, nous reconnaissons la possibilité d’une atrophie de ces dernières faute de trouver des champs de satisfaction. Par la suite, les choix publics, sans relais démocratiques obéissent alors de plus en plus à une logique « d’inertie d’appareil », appareil d’Etat, appareil technocratique, lobbies... L’externalisation des valeurs sociales, ou anomie, nous apparaît ainsi à travers une redoutable crise de la citoyenneté. Elle s’entretient et se renforce d’elle même à travers un cercle vicieux générant de l’insatisfaction sociale, mettant en danger l’idée même de démocratie. Comme le précise si bien Paul Ricoeur (1991) 269  : « Il n’est pas vain de constater que c’est au moment même où le pilotage de l’économie appelle un surcroît de démocratie que celle-ci entre en crise. (...) La demande d’éthique est directement greffée sur une crise de la démocratie représentative et sur une participation insuffisante des citoyens à la vie publique ».

Notes
260.

GREFFE Xavier (1994), Economie des politiques publiques, Dalloz, 546p, pp. 384-388.

261.

COIFFIER, E., CROZET, Y., DEHOUX-GRAFMEYER, D., FAURE, F., RENAUD, J-F. (1990), Sociologie basique, NATHAN, p.155.

262.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412p., p170.

263.

TAYLOR, Charles (1985), Legitimation Crisis, in Philosophy and Human Sciences, Cambridge University Press.

264.

FURET, François (1994), Menace sur la nation, dans Le Nouvel Observateur N°1559, 22/09/94, commentaire sur le livre de Dominique SCHNAPPER (1994), La communité des citoyens. Sur l’idée moderne de la nation, Essai, Gallimard.

265.

MENY, Yves (1992), La corruption de la république, IEP PARIS.

266.

TOURAINE, Alain (1992), Critique de la modernité, Fayard pp. 251,257.

267.

ORWELL, Georges (1950), 1984, Folio.

268.

THIBAUD, Paul (1995), Une crise nationale, dans Le Monde du jeudi 9 novembre 1995.

269.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412 p., pp. 276, 277.