1°) La nature conflictuelle de la construction des structures et institutions sociales

Selon Max Weber, « il n’y a pas d’harmonie entre les diverses valeurs capables d’imposer des priorités dans les actions sociales. Weber partage la position de Nietzsche sur le caractère irréductible et incompatible des divers ordres de valeurs. (...) Pourtant, pour que la vie sociale soit possible, il faut que s’impose une certaine hiérarchie des valeurs. En d’autres termes, il faut qu’un ordre de priorité s’impose à l’exclusion d’un autre. (...) La domination suppose une volonté de lutte pour imposer ses vues. La victoire est un compromis provisoire, car la lutte est éternelle » (Rémy, 1994) 272 . Ainsi, « la politique est caractérisée par la domination exercée par un ou quelques hommes sur d’autres hommes » (Aron, 1967) 273 .

Raymond Aron poursuit ainsi son commentaire sur Max Weber : « Aussi les décisions politiques, qui peuvent et qui doivent être éclairées par la réflexion scientifique, seront toujours, en dernière analyse, dictées par des jugements de valeur non susceptibles de démonstration. Nul ne peut décréter avec assurance la mesure dans laquelle tel individu ou tel groupe doit être sacrifié au bien d’un autre groupe ou au bien de la collectivité globale. Le bien de la collectivité globale ne peut être défini que par un groupe particulier. En d’autres termes, selon la pensée de Max Weber, la notion catholique du bien commun de la cité n’est pas valable ou ne peut pas comporter de détermination rigoureuse » 274 .

Nous retrouvons une interprétation similaire chez les institutionnalistes qui voient dans l’action collective le cadre de la confrontation des volontés, confrontation « qui transforme les préférences, les intérêts privés ou collectifs et finalement les règles. Ces dernières cristallisent un certain rapport de pouvoir et l’égale ou l’inégale répartition du pouvoir influe sur le fonctionnement des institutions. (...) Les institutions ne sont pas forcement le produit d’une sélection efficace mais peuvent survivre bien qu’en déséquilibre. Il y a place, dans l’analyse, pour les conflits, la contradiction, les rapports de force ». Pour Commons notamment, « l’ordre social consiste en un compromis entre les intérêts et non à un optimum social. Il résulte non pas de l’agrégation des décisions individuelles menées indépendamment les unes des autres en fonction de variables (préférences et structures) données par ailleurs, mais de négociations sur les valeurs et la nature des variables elles-mêmes - les modalités d’évaluation - ainsi que sur le cadre institutionnel dans lequel elles interviennent (...). En conséquence, l’ordre social est un ordre construit par l’action collective, et non un ordre spontané » (Corei, 1995) 275 .

Pour François Perroux (1968) 276 , les institutions collectives (et notamment le marché dans l’esprit de Perroux) ne peuvent être pensées comme des structures qui subsistent d’elles mêmes, « hors de l’espace et du temps ». Ces institutions sont le résultat de conflits latents ou réels qui conduisent à « des armistices sociaux traduisant un rapport de forces entre les groupes ».

Les conceptions de Weber, de Perroux, et des (anciens) institutionnalistes sur la nature conflictuelle des institutions collectives invitent l’économiste, le scientifique et le décideur politique à la modestie. Le privilège du pouvoir d’action au nom de l’intérêt collectif existe, celui de détenir le sens de l’intérêt général n’est qu’une illusion despotique et dangereuse. Gardons bien à l’esprit que les pouvoirs confiés à la puissance publique sont le résultat de rapports de forces et de conflits. La pertinence d’une décision publique, dans le sens de son adéquation avec ce que nous appelons les préférences des citoyens, ne peut ainsi être évaluée sans un examen attentif du conflit et des rapports de force ayant porté cette décision, et du degré de participation des individus au conflit. Nous pouvons notamment expliquer la divergence entre choix collectifs et préférences des citoyens par une quasi-absence de participation des individus aux conflits qui « accouchent » les choix collectifs lorsque l’Etat devient trop centralisé.

Notes
272.

REMY, Jean (1994), 8 Max Weber, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, p. 145.

273.

ARON, Op. Cit., p. 555.

274.

Op. cit., pp. 526-527.

275.

COREI, Thorstein (1995), L’économie institutionnaliste, Les Fondaeurs, Economie poche, p.9.

276.

PERROUX, François (1968), Préface à JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, puf, p. XIII.