II1.2 Internalisation, citoyenneté et socialisation

Nous venons de voir que le rapprochement des décisions collectives des préférences des citoyens nécessite une participation des citoyens à l’élaboration des institutions collectives. Mais la satisfaction de ces préférences des citoyens dépendent-elles simplement de la pertinence des décisions collectives ? S’il en était ainsi, cela signifierait la possibilité de décisions collectives satisfaisant l’ensemble des individus, ce qui est improbable. L’analyse de Simmel (Soziologie, 1908) va en fait nous apprendre que au delà du résultat du choix collectif, la simple participation au conflit assure déjà une fonction d’intégration sociale, ou socialisation : « Personne n’a jamais nié, dit Simmel, que le conflit ait une signification sociologique dans la mesure où il crée ou modifie des communautés d’intérêts ou des formations sociales particulières ; mais ce qu’il faut également comprendre, c’est qu’il a en soi une valeur positive du point de vue de la socialisation » (Léger, 1994) 280 . Ce point de vue sur le caractère normal, nécessaire et socialisateur du conflit est d’ailleurs repris par Michel Crozier et Alain Tourraine (Ferreol, 1994) 281 .

L’analyse de la socialisation, « lorsqu’il y a interaction, réciprocité d’action entre plusieurs individus » est au coeur de l’analyse de Simmel. « Les interactions sont déclenchées par les sentiments, les intérêts et les buts les plus variés, et ce sont elles qui entraînent le processus de socialisation ». (...). Et c’est ici que nous trouvons la distinction entre « forme » et « contenu ». Le contenu de la société, ce sont les processus psychologiques des individus, « tout ce qui existe chez les individus en fait de pulsions, d’intérêts, de buts, de tendances tels qu’il en résulte une action exercée sur les autres ou subie de la part des autres » (Simmel, 1908). Quant aux formes (...), ce sont les différents modèles selon lesquels s’opère la socialisation » 282 .

Simmel, attaché à la psychologie et au sens des comportements individuels (au contraire d’une approche plus « traditionnelle » qui se limite à l’étude de vastes ensembles collectifs), insiste aussi sur l’importance des multitudes de contacts humains de la vie quotidienne dans le processus de socialisation : « Tous ces milliers de relations de personne à personne, momentanées ou durables, conscientes ou inconscientes, éphémères ou riches de conséquences, (...) ne cessent de nous lier les uns aux autres. » 283

Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est de noter combien ce processus de socialisation, d’intégration des individus à la société, représente un élément de ce que nous avons défini comme préférences sociales ou des citoyens. La socialisation n’est certes pas suffisante à toutes les satisfactions sociales ou des citoyens, mais elle en représente un élément fondamental. Affirmer que l’individu a besoin des autres, ou qu’une société désintégrée n’est pas viable, c’est reconnaître la valeur sociale de l’intégration des individus à la société. La socialisation permet l’exercice de la citoyenneté, puisqu’elle est indispensable à toute participation aux conflits sur les institutions collectives, et réciproquement, l’exercice de la citoyenneté, à travers le conflit, permet la socialisation. « La légitimité de l’ordre social » c’est-à-dire des institutions assurant les satisfactions sociales dépend ainsi non seulement de l’efficacité de ces institutions, mais aussi « de l’efficacité des mécanismes de socialisation » précisent Boudon et Bourricaud (1982) 284 . Nous découvrons que l’expression, la confrontation des préférences sociales, de part leur rôle socialisateur, représente déjà en soi une premier élément de satisfaction sociale.

Nous pouvons comprendre à présent le caractère désintégrateur d’institutions collectives centralisées qui imposent des décisions « d’en haut » pour éviter les conflits : de telles institutions encouragent la passivité face aux dirigeants. Les préférences sociales des individus, faute d’être confrontées les unes aux autres, s’atrophient ce qui tend à un processus de désocialisation. Simmel nous fait comprendre l’importance du débat collectif ouvert et conflictuel comme moyen de socialisation des sociétés modernes. Le principe du conflit socialisateur donne à la participation au conflit, c’est-à-dire à l’internalisation suivant notre première définition, une valeur intrinsèque.

Notes
280.

LEGER, François (1994), 7 Georg Simmel, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, p.128.

281.

FERREOL, Gilles (1994), 9 Une mise en perspective, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, pp.171-174.

282.

Léger, Op. Cit., p.125.

283.

cité par Léger, p.131.

284.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, p.480.