II1.3 Internalisation, citoyenneté et liberté

John Le Carré (1969) 285 , introduit pour nous par une définition simple et claire le dilemme des sociétés démocratiques modernes : « La meilleure définition que je peux donner de notre mode de vie occidental est celle-ci : offrir le maximum de liberté avec le minimum d’organisation ». Mais dans la mesure où les sociétés modernes, qu’on le veuille ou non, ont une organisation croissante, ce « maximum de liberté » est-il condamné à se réduire inéluctablement ? En fait, comme l’avait décelé génialement Tocqueville, l’enjeu de la liberté n’est-il pas finalement d’assurer la survie d’un principe de liberté malgré et dans l’organisation ?

Nous ne saurions exprimer mieux que Paul Ricoeur (1991) 286 cette transition de la notion de liberté contre l’organisation, à la notion de liberté malgré et dans l’organisation : « L’homme se veut collectivement, sujet actif de son destin. (...) Jusqu’ici, nous avons pensé le choix et la liberté beaucoup plus comme des activités individuelles (...). Or, nous devons apprendre à nous conduire dans un monde qui sera, de plus en plus, le théâtre de décisions qui seront prises à l’échelle collective. (...) Si le développement actuel de nos sociétés est le résultat d’une création collective, celle-ci appelle aussi une responsabilité collective. Nous avons donc à créer les instruments de cette responsabilité collective. C’est ce que j’appelle « démocratie économique ». 

« La seule façon, en effet, de compenser les déplacements de la liberté -de la zone d’initiative individuelle à la zone de décision collective- c’est de faire participer le plus grand nombre possible d’individus à la discussion et à la décision. C’est cela le problème de la démocratie économique : comment faire pour que le choix collectif ne soit pas confisqué par un petit nombre -soit par l’appareil d’un parti, soit par des technocrates, soit par des groupes de pression ? (...) C’est le lieu de répéter que l’éducateur politique des temps modernes aura de plus en plus la tâche d’initier le citoyen à l’exercice du choix collectif. (...) Ce problème de la démocratie économique sera le plus grand problème des décennies à venir, car, à vrai dire, elle n’existe nulle part. Nous ne connaissons jusqu’à présent que des formes sauvages de planification. Ici, rigidité de plans autoritaires ; là, coalition d’intérêts privés, camouflés sous l’apparence d’intérêts publics ; partout, la bureaucratie ». Effectivement, la complexité croissante du monde génère de plus en plus de « formes sauvages de planification » rendant l’agrégation politique des préférences individuelles incertaine et douteuse.

La citoyenneté, en tant que participation des individus à l’élaboration des structures et institutions collectives, se pose ainsi en garante de la liberté de l’individu face à l’arbitraire croissant de la puissance publique. Nous rejoignons ainsi l’interprétation des institutions et structures collectives par Commons. Ce dernier, pour lequel la socio-économie (alors économie politique), fondée sur l’action individuelle rationnelle, sous estime le jeu des interactions sociales, s’intéresse plus particulièrement au « processus de création démocratique des règles et la régulation des relations sociales. (...) Commons élabore de nouvelles catégories d’analyse qui déplacent l’objet de l’analyse économique des marchandises et des individus vers ce qu’il appelle les « transactions » et les règles de l’action collective (ou « institutions »). (...) Commons définit l’institution en termes d’action collective car le principe commun à tout comportement institutionnel réside dans l’exercice d’un contrôle collectif. » Le rôle de l’institution est ainsi interprété comme le contrôle, la libération et l’expansion de l’action individuelle. « Ces trois dimensions sont importantes pour comprendre la fonction de l’institution comme médiation entre l’individuel et le collectif. »  » (Corei, 1995) 287 . Commons, précise ainsi que c’est l’action collective, grâce à un « dépassement de la rareté par la coopération » qui permet « la libération de l’action individuelle » (1934) 288 .

Dans le même esprit, Alain Touraine (1992) 289 explique avec une grande pertinence comment « ceux qui demandent la liberté et la responsabilité du sujet, et ceux qui cherchent à faire renaître les mouvements sociaux marchent naturellement à la rencontre les uns des autres » : D’un coté, pour l’idéologie libérale, la démocratie, et l’idée de liberté qui y est attachée, repose sur une limitation du pouvoir central. De l’autre, l’idéologie socialiste insiste sur l’importance de la participation des individus à l’action collective. Mais pour Touraine, il est clair qu’il n’y a pas de démocratie sans la combinaison des idées que ces deux idéologies « ont l’une ou l’autre défendues, sans un pouvoir limité qui suppose une société ouverte, et sans une conscience de citoyenneté. (...) Ces idées opposées au premier abord se combinent dès lors qu’on place au centre de l’analyse l’idée de sujet et la lutte de celui-ci contre les appareils de domination ». Nous découvrons que la participation des individus à l’action collective, de par son caractère libérateur, représente déjà en soi un second élément de satisfaction sociale.

Finalement, l’internalisation des valeurs sociales définie par le principe de participation du citoyen à l’élaboration des structures et institutions collectives correspond à l’application du concept de liberté malgré et dans l’organisation. Inversement, l’externalisation des valeurs sociales, révélée par un déficit de citoyenneté, est liée chez l’individu à une confiscation de sa liberté d’action sur les institutions collectives. L’idée d’atrophie de ses préférences sociales, traduit bien cette privation de liberté. C’est lorsque la liberté de participation à l’élaboration des choix collectifs disparaît, que les insatisfactions des citoyens amènent l’atrophie de leurs préférences. Dans des sociétés de plus en plus organisées, l’interdépendance entre participation à l’action collective et liberté nous amène à reconnaître dans le principe d’internalisation une seconde valeur intrinsèque.

Notes
285.

LE CARRE, John (1969), entretien avec Michèle Cotta et André Bercoff, paru dans L'express, 21 avril 1969.

286.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412p., pp. 249, 250.

287.

COREI, Thorstein (1995), L’économie institutionnaliste, Les Fondaeurs, Economie poche, pp. 29, 30, 35.

288.

COMMONS, J.R. (1934), Institutionnal Economics : its place in Political Economy, Mac Millan.

289.

TOURAINE, Alain (1992), Critique de la modernité, Fayard, p. 404.