II2.1 Le modèle de développement saint simonien contre l’internalisation, ou l’organisation technologique et le « petit père des peuples » au service des citoyens

Le modèle saint simonien de développement peut être défini par une confiance forte dans la capacité de la science à répondre aux problèmes auxquels se trouve confrontée la société. Derrière cette confiance en la science au service de la collectivité, le modèle saint simonien révèle l’importance qu’accordent ses pratiquants à l’existence d’un « fond », c’est-à-dire de l’existence de « fins », ou « buts d’activité » de l’action collective : « sous les formes (de gouvernement, selon St Simon), il y a le fond ; et ceux qui prennent en charge le destin de la société moderne ont, en toute chose, à considérer le fond » (Lefort, 1986) 290 . Et naturellement, on considère ainsi que les (soi-disant) détenteurs du savoir, « experts scientifiques », « élites » sont mieux à même de considérer « ce fond », d’appréhender les problèmes et de définir les choix collectifs que les citoyens de base.

Effectivement, le modèle saint simonien part du principe que la scientificité croissante des problèmes limite de facto le sens de la démocratie et de la liberté politique. En effet, si la liberté politique « signifie l’exercice des droits de chacun à gouverner ou à contrôler le gouvernement, elle revient à livrer l’autorité au hasard, à dénier la compétence dans la direction des affaires publiques, quand elle se voit reconnue partout ailleurs » 291 .

Nous trouvons une bonne interprétation de la conception politique St Simonienne chez Patrick Champagne et Jean Pierre Pages (1994) 292  : « Selon la conception élitiste du politique qui dominait après la Seconde Guerre Mondiale, le contrôle des processus décisionnels devait se faire aux plus hauts niveaux par les plus compétents afin d’assurer la stabilité et un bon fonctionnement des sociétés démocratiques (Barnes et Kaase, 1979). (...) Le meilleur système décisionnel ne pouvait qu’être issu d’une compétition généralisée entre des « leaders » éclairés. L’expression populaire, soigneusement filtrée, ne devait intervenir, avec les élections, que comme garde-fou au niveau institutionnel le plus élevé. (...) Privilégiant donc le principe de rationalité au détriment du principe d’universalité, l’opinion publique était réduite à une fiction de droit constitutionnel (Habermas, 1962). »

Aujourd’hui, si l’unanimité des scientifiques reconnaissent le péché positiviste de Saint Simon, la nécessité de maîtrise de techniques toujours plus complexes, amène la société à manquer de confiance en elle-même. Face à l’inconnu, elle tend à suivre le modèle saint simonien lorsqu’elle préfère l’arbitrage des « savants » plutôt que de faire appel aux avis jugés arbitraire de l’opinion publique, appel qualifié de « populiste ». La demande de la part des politiques d’éclairages scientifiques de leurs décisions, donne à « l’expert scientifique » un pouvoir de décision croissant.

Notons que la conception « classique » de l’intervention publique est conforme à la tradition saint simonienne. Pour Claude Jessua (1968) 293 par exemple, « la coordination des actions individuelles, de quelque manière qu’elle soit obtenue, ne conduit pas à « sacrifier » le bien être des individus à celui d’une collectivité abstraite, mais elle constitue le seul moyen d’améliorer la situation de chaque intéressé. L’opposition, il est vrai, n’est pas entre buts individuels ou buts collectifs mais entre les méthodes, individuelle ou collective ». Claude Jessua veut nous dire que l’action collective vise non pas des buts collectifs, mais bien l’intérêt des individus. Nous le rejoignons sur le principe, mais nous pouvons choisir de différencier ce qui est visé et ce qui est effectivement atteint. Cette conception « classique » distingue en fait « buts » et « méthode », considérant le problème de l’intervention publique comme la recherche de la meilleure méthode de « coordination des actions individuelles » pour atteindre des « buts individuels » que le scientifique peut évaluer suivant la fonction de bien être collective d’un « petit père des peuples ».

Le modèle de société saint simonien constitue en fait la négative des principes de la démocratie selon Tocqueville. Pour ce dernier, un gouvernement issu du suffrage universel ne bénéficie pas des avantages de la compétence : Tocqueville décèle la fiction que recouvre « un individu collectif, en grand être, dont il serait possible de donner la définition, de cerner les contours, de percevoir le fond, de fixer le but. Et cette fiction, il la montre indissociable de l’image du pouvoir omnipotent. » Un pouvoir au dessus des citoyens, « immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort.(...) Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. (...) Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre » 294 .

Mais le modèle saint simonien, « technique et instrumental », n’est pas seulement un danger pour la liberté, il porte en lui un redoutable pouvoir désintégrateur. Marqué par le postulat de supériorité du scientifique, spécialiste, expert, le modèle saint simonien porte sur l’individu une condescendance (si ce n’est pas une arrogance) scientifique à fort caractère paternaliste. Le pouvoir croissant donné aux « experts scientifiques » conduit à une déresponsabilisation croissante à la fois des individus et des décideurs politiques. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, cette déresponsabilisation encourage chez les individus le désintérêt pour les affaires publiques, c’est-à-dire l’atrophie des préférences individuelles sociales. De façon concomitante et synergique, elle limite les marges de manoeuvre de choix politiques toujours plus dépendants des technostructures. Le modèle saint simonien est fondamentalement antagoniste du principe d’internalisation des préférences sociales tel que nous l’avons défini. Il confine l’individu dans un système de développement qu’il peut de moins en moins contrôler, et désintègre l’individu de la société.

Notes
290.

LEFORT, Claude (1986), Essais sur le politique, Paris, Seuil, p. 208.

291.

Op. cit., p. 208.

292.

CHAMPAGNE, Patrick, PAGES, J.P. (1994), Environnement, espace public et représentation, in Espace et Sociétés, p. 46.

293.

JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, Paris, Presses Universitaires de France.

294.

Commentaires sur Tocqueville par LEFORT, Claude (1986), Essais sur le politique, Paris, Seuil, pp. 209, 36.