3°) Les « bonnes raisons » de laisser « l’expert » à sa place

Alors que le principe d’indétermination nous apprend que la science n’apporte pas « la » solution, les demandes d’éclairages, de conseils, d’avis d’experts, n’ont paradoxalement jamais été aussi grandes de la part de décideurs politiques désorientés devant la complexité. Decaester et Rotillon (1993) 302 évoquent ainsi un « décalage entre l’institution scientifique productrice de la connaissance et la société civile » : La complexité amène de plus en plus un besoin de « décisions dures prises par des hommes politiques », pour lesquelles la science ne dispose « que d’évidences molles ». La complexité, l’enchevêtrement multidisciplinaire des problèmes de la société, rend effectivement douteuses et « molles » les évidences démontrées par des sciences spécialisées, compartimentées.

Evoquant Kant, Karl Popper (1990) 303 nous invite ainsi à garder nos distances face au « creux » du « culte de la science comme « instrument » de notre « domination de la nature », ou de la « maîtrise de notre environnement physique » : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. (...) Kant nous somme d’user de notre intelligence au lieu de nous reposer sur un chef, sur une autorité. Voyons-y l’invitation à récuser aussi bien l’autorité des savants, voire de la science elle-même ». Cette devise de Popper est fondamentale : elle représente un véritable appel au citoyen à garder confiance en lui face à l’arrogance envahissante des « experts ».

Plus précisément en ce qui concerne les choix de politique de l’environnement, Serge Penasa (1992) 304 nous met en garde sur la dépendance aux experts : « Entre la demande d’environnement du public et la mise en oeuvre effective de la politique d’investissement, il y a l’expert ». Or devant « la faiblesse des fondements scientifiques sous-jacents à l’avis donné par l’expert dans l’optique où il demanderait à satisfaire l’intérêt général », il y a un « doute sur le fait que les experts (« bureaucrates ») cherchent effectivement à satisfaire cet intérêt ».

Facchni (1995) 305 , à propos de l’évaluation du paysage, nous rappelle qu’il ne faut pas mélanger problème politique (relatif à des choix de société) et problème technique. Face à l’environnement « l’expert » peut certes présenter un rapport quantitatif sur des dégradations qui confirmera l’opinion des défenseurs de la nature, mais ce rapport sera contesté par les opposants. La logique de l’appel à « l’expert » est finalement « une solution technique à un problème politique ». Or, une solution technique ne peut pas répondre à un problème politique, c’est-à-dire une question de rapports de force. Ainsi, pour traiter le problème de « l’arbitraire entre rationalité économique et rationalité écologique », il faut « entrer dans une logique de négociation ». Effectivement, Godardo et Salles (1991) 306 précisent que face à l’environnement, « l’impossibilité de trancher rationnellement les controverses scientifiques » conduit à des décisions qui « se ramènent de fait à trancher raisonnablement les controverses technologiques par un processus de négociation ».

Il ne s’agit pas de nier de façon démagogique l’utilité de l’expert, du savant, du scientifique, qui peuvent et ont pour mission d’apporter des éclairages. Mais il s’agit de mettre en garde contre la trop grande confiance qui leur est accordée : nous voyons qu’existent de « bonnes raisons » de penser que cette confiance doit avoir ses limites. L’absence de données scientifiques irréfutables déterminant les choix identifiés comme politiques (par exemple, les choix d’environnement) fournit de « bonnes raisons » pour préférer le plus rationnellement du monde que ces choix ne soient pas arbitrés par des experts.

Notes
302.

DECAESTECKER J.P., ROTILLON G. (1993), Regards sur l’économie de l’environnement, in Economie Prospective Internationnale, N°53, premier sem. 93.

303.

POPPER, Karl R. (1983, 1990 pour la traduction française), Le réalisme de la science, post scriptum à La logique de la découverte scientifique, I, Hermann, 427 p., p. 275, 276.

304.

PENASA, Serge (1992), Eléments pour une clarification des politiques d’environnement, Mémoire de DEA d’économie des transports de l’université LYON II, p.95.

305.

FACCHINI, François (1995), L’évaluation du paysage, évaluation critique de la litterature, in Problèmes économiques, N°2.432, 19 juillet 1995.

306.

GODARD O., SALLES J.M. (1991), Entre nature et société, châpitre de l’ouvrage Les figures de l’irréversibilité en économie, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, Paris (p.259).