2°) Un exemple de cas d’internalisation par valorisation de la participation au conflit : critique de l’arrogance du principe saint simonien du « NIMBY 316  »

Mais que signifie le principe de participation des citoyens en matière de choix politiques ayant rapport avec l’environnement ? Serge Penasa (1992) 317 qui se fonde sur l’hypothèse implicite de choix d’internalisation précise à ce propos : « le choix de l’humanisme suppose une participation effective des citoyens quant à la définition d’une politique de l’environnement ». Une telle définition ne peut être faite « qu’en respectant les principes démocratiques, c’est-à-dire en évitant le plus possible les choix bureaucratiques ». En matière d’environnement plus qu’en toute chose, le « choix de l’humanisme » revient ainsi à cantonner toute autorité décisionnelle dans une démarche modeste et d’écoute des individus et de leur propre appréciation de la nature.

Le « choix de l’humanisme », ou choix d’internalisation des valeurs sociales par participation effective des citoyens, nous amène à titre d’illustration caractéristique, à mettre en garde contre l’arrogance d’un principe « à la mode » trop répandu dans les sphères du pouvoir décisionnel : le principe du NIMBY, Not In My BackYard (« pas dans mon jardin »). Ce principe vise à condamner à travers ce syndrome du NIMBY tout mouvement d’opposition locale contre une réalisation décrétée « d’utilité publique » par une administration centrale. Les opposants sont ainsi qualifiés d’égoïstes à courte vue qui ne perçoivent pas « l’intérêt général » supérieur. Nous retrouvons une culture saint simonienne dans les administrations usant d’accusations de NIMBY : la croyance que « l’intérêt général », existe a priori, jugé, calculé, défini, par les experts les plus compétents au plus haut niveau, au dessus des citoyens « de base ».

La logique des accusations de NIMBY est décomposée et expliquée dans un article tout à fait remarquable par Marteen Wolsink (1994) 318 , qui mérite d’être présenté. Marteen Wolsink repère une série d’hypothèses qui constituent l’accusation de NIMBY, hypothèses qu’il analyse par la suite une par une de façon critique. Nous reprenons sa démarche de façon synthétique :

Les hypothèses sur lesquelles s’appuient les accusations de NIMBY sont ainsi les suivantes :

I Les processus de décisions au niveau local sont laborieux.

Est-il anormal qu’il en soit ainsi ? Beaucoup de projets sont améliorés par la négociation avec les autorités locales et le public. André Donzel (1995) 319 montre comment l’opposition au projet TGV Méditerranée en France a conduit à une amélioration de l’insertion du projet dans les régions traversées (environnement, connexions avec les réseaux régionaux). La confrontation n’est pas seulement un moyen de se protéger contre la médiocrité (ARON, 1981) 320 , elle est aussi un recours contre le totalitarisme bureaucratique et technocratique.

II Les projets décidés par les autorités centrales sont d’un intérêt supérieur à ceux des populations locales.

Une telle affirmation ne repose sur aucune loi universelle. On peut refuser l’assimilation entre « décision d’une autorité centrale » et « intérêt public ». Le fait de juger un projet « d’intérêt supérieur » n’est qu’une forme de pouvoir. Tout institution tend à percevoir ses intérêts comme « supérieurs » à ceux des autres, surtout si elle a le pouvoir de les faire prévaloir. L’usage du pouvoir pour éliminer les oppositions conduit toujours à des décisions pauvres qui sont la négation d’un « intérêt public ».

III Tout le monde est d’accord sur l’intérêt des projets.

Même si l’on remplace « tout le monde » par « une majorité », l’hypothèse d’un consensus repose rarement sur des recherches approfondies. Elle n’est souvent que rhétorique politique. Les autorités centrales qualifient ainsi de NIMBY les oppositions locales au stockage des déchets nucléaires en supposant que la majorité de la population est pour le nucléaire. Si personne ne veut de stockage de nucléaire « dans son jardin », on peut se poser des questions sur l’hypothèse d’une « préférence collective » pour le nucléaire. Si l’on place l’individu au centre de la relation homme-nature, où peut être révélée une préférence ou aversion pour un choix technologique engageant l’environnement, si ce n’est par les réactions locales d’individus personnellement agressés par ce choix ?

IV Tout le monde préfère ne pas voir la réalisation des projets « dans son jardin » (Tout le monde préfère voir la réalisation du projet « dans le jardin des autres »).

Cette supposition, « faites ce que vous voulez tant que ce n’est pas dans mon jardin », révèle un jugement de valeur arrogant de tradition saint simonienne : les autorités centrales sont détentrices du « sens de l’intérêt général » ; les individus ne sont motivés que par un intérêt égoïste, la défense de leur « jardin ». Ce jugement de valeur nie la possibilité « d’accouchements de préférences sociales » pouvant venir des individus ciyoyens, « de la base ».

En définitive l’ensemble de ces hypothèses amène une construction où la réalisation de projets « d’intérêt supérieur » (II) est rendue « laborieuse » (I) par l’opposition d’individus qui sont « majoritairement pour » (III) ces projets, mais dans la mesure où leur réalisation s’effectue « dans le jardin des autres » (IV).

Marteen Wolsink montre en fait que les cas de NIMBY ne sont qu’un cas particulier de mouvements d’opposition complexe, dynamiques, à multiples facettes. En faisant la différence entre choix technique et projet induit par ce choix, il distingue ainsi :

A/ Les cas où les individus sont effectivement pour le choix technique, mais refusent des projets « dans leur jardin » : seul cas de NIMBY.

B/ Les cas où les individus sont contre le choix technique et contre les projets qu’il implique « dans n’importe quel jardin ».

C/ Une attitude au départ en faveur du choix technique qui évolue vers une attitude d’opposition. Ce revirement est dû à une prise de conscience des inconvénients de cette technique lorsqu’ils se manifestent par un projet « dans son jardin ».

D/ Une résistance à certains projets jugés mal définis, sans opposition de fond contre le choix technique.

Cette distinction nous permet d’entrevoir le problème des oppositions locales aux projets d’administrations centrales de façon un peu plus complexe. Il est possible qu’un mouvement d’opposition, motivé au départ par l’égoïsme, dérive par une action d’information, de réflexion, à un mouvement d’opposition dicté par la raison (évolution de A vers B, c’est-à-dire C). Il est possible aussi que les autorités centrales proposent un projet inadapté, conçu trop loin des réalités locales : là encore, une opposition qui est au départ purement égoïste, peut évoluer vers une « opposition constructive », visant à pousser l’autorité centrale à revoir son projet dans le sens d’une plus grande pertinence (évolution de A vers D).

En interprétant ces mouvement de façon dynamique et complexe, nous évitons le piège de la critique condescendante des mouvements d’opposition locale. Nous constatons que ces mouvements, qui rendent plus difficiles les processus de décision, sont à la base de la démocratie, et notamment de la révélation des préférences pour l’environnement. Dans un régime démocratique humaniste, il est normal et sain que les processus de décision publique soient laborieux. La démocratie suppose en effet des garde-fous de l’individu face à la collectivité comme nous le rappelle Alain Touraine (1992) 321  : « Ce n’est pas seulement la volonté collective qui doit être respectée, mais la créativité personnelle et donc la capacité de chaque individu d’être le sujet de sa propre vie, au besoin contre les instruments du travail, de l’organisation et de la puissance de la collectivité ».

Ce sont les individus directement touchés « dans leur intimité » qui sont plus que les autres amenés à des prises de conscience, à des réflexions sur le problème de l’environnement. C’est cette intimité de la relation individu-environnement qui est ainsi au coeur d’une valorisation de l’environnement. Cela ne doit pas nous laisser conclure que le politique n’a plus rien à décider, et laisser le pouvoir à une anarchie des intérêts particuliers : nous tomberions dans l’excès de simplicité inverse. Les choix politiques sont plus que jamais nécessaires en matière d’environnement. Mais le choix de la participation des citoyens implique des institutions humbles qui respectent la légitimité des aspirations sociales qui s’expriment à travers divers mouvements d’opposition, institutions qui s’enrichissent par là même de ce respect et de cette écoute.

Notes
316.

Not In My BackYard

317.

PENASA, Serge (1992), Eléments pour une clarification des politiques d’environnement, Mémoire de DEA d’économie des transports de l’université LYON II, p. 119.

318.

WOLSINK, Marteen (1994), Entanglement of Interests and Motives: Assumptions behind the NIMBY-theory on Facility Siting, in Urban Studies, Vol.31, N°6, 1994 851-866.

319.

DONZEL, André (1995), Le TGV et l’aménagement du Territoire en France : le cas du TGV Méditerrannnée, communication à la 7ème WCTR, Sydney, juillet 1995.

320.

ARON, Raymond (1981), Le spectateur engagé, entretiens avec J-L Missika et D. Wolton, Julliard, 350p., p.310.

Aron précise aussi p.309 : « Je dis simplement que politiquement, aujourd'hui, jusqu'à présent dans notre siècle, la grande question c'est : est-ce qu'on accepte le dialogue ? Est-ce qu'on accepte de discuter ? (...) Ce dialogue doit être autant que possible raisonnable, mais il accepte les passions déchaînées, il accepte l'irrationalité : les sociétés de dialogue sont un pari sur l'humanité ».

321.

TOURAINE, Alain (1992), Critique de la modernité, Fayard, pp. 336, 380.