II3.1 Le problème du développement dans un monde fini

1°) Les limites d’un humanisme « anthropomorphe »

Nous avons vu en première partie que l’on pouvait observer deux approches philosophiques de la nature. Dans son analyse de l’écologie, Luc Ferry (1992) 323 s’attache ainsi à opposer l’écologie du « contrat naturel » (Serre, 1990) 324 , à l’environnementalisme humaniste et démocratique. Ainsi, on trouverait d’un coté l’idée que la nature est d’abord au service de l’homme (qui est suffisamment responsable pour savoir quand il peut détruire, quand il doit protéger), idée conforme à « la tradition moderne de l’humanisme juridique », héritage des Lumières. De l’autre, l’écologie profonde défendrait le principe suivant lequel « la nature possède une valeur intrinsèque et qu’elle est comme telle digne de respect », idée que Luc Ferry qualifie « d’antihumanisme ».

Mais Hervé Kempf (1994) 325 qui commente le livre de Luc Ferry dénonce la simplicité, le caractère « obsessionnel », de ces accusations « d’antihumanisme » : « Ferry emploie le mot « haine », attribuant ce sentiment à ceux qu’il attaque, à une cadence industrielle ; les écologistes profonds et leurs comparses haïraient : toute forme de culture humanistique, l’héritage des Lumières, les artifices, l’humain comme tel, le cosmopolitisme, le déracinement moderne, l’universalisme, les droits de l’homme, la modernité, la civilisation occidentale. On s’attendrait à quelque aliment qui nous convainque de cette haine inextinguible. Eh bien non ! Il nous faut croire sur parole l’auteur, puisque dans aucun des textes qu’il cite on ne retrouve un mot de la famille : haine, haïr, haïssable, haineux, etc ».

La rhétorique de Luc Ferry, focalisée sur la dénonciation d’une prétendue menace d’intégrisme écologique, amène malheureusement à passer à coté des questions fondamentales de l’écologie : la nature est au service de l’homme, mais de quel homme s’agit-il ? L’homme qui vit sur la terre en 1994 ? L’enfant qui naîtra au siècle prochain ? L’homme du XXXe siècle ? En fait, un humanisme démocratique trop sur de lui qui refuse de considérer la « nature », ou la « biosphère » comme élément en soi, n’entrevoit pas la complexité de la finitude du monde. La finitude de notre monde nous impose en effet des contraintes qu’un humanisme trop anthropocentrique tend à ignorer. Comme le précise Hervé Kempf « ce n’est pas être contre l’humanisme que de dire que les nouvelles conditions historiques qu’à suscitées son succès nécessitent de le réécrire, sous peine de n’en plus vivre qu’une parodie. (...) Il n’y a pas là d’antihumanisme, mais l’appel à une autre conception de l’action de l’homme dans la nature » 326 .

  • Où les conservateurs ne sont pas ceux que l’on croît...

« Selon une antienne qui commence à dater -les écologistes veulent revenir à la bougie-, le système technique présent porterait la « modernité », et les critiques à son égard seraient régressives. Mais le modernisme n’est pas un absolu figé : c’est la capacité de répondre à une époque donnée aux problèmes de cette époque avec les outils de l’époque. Il en va de même de la situation actuelle : l’évolution du pouvoir de l’humanité sur la biosphère et la constitution d’une culture mondiale posent évidemment le problème de sa liberté d’une autre manière qu’en 1755, quand Jean-Jacques Rousseau faisait paraître le Discours sur l’origine de l’inégalité. Et si ce qu’on appelle la « modernité » conduit à une transformation de la nature dommageable à l’homme, il faut bien accepter de la remettre en cause. Au total, il y a inversion de sens : ceux qui prétendent parler au nom de la « modernité » défendent une vision du monde qui est devenue archaïque. Sur le fond, la différence porte sur le diagnostic : les écologistes estiment que la situation est radicalement nouvelle, les conservateurs, comme il est logique, estiment que non... » 327

Notes
323.

FERRY, Luc, (1992), Le nouvel ordre écologique, Grasset.

324.

voir SERRE, Michel, (1990), Le contrat naturel, Flamarion.

325.

KEMPF, Hervé (1994), La baleine qui cache la forêt, La découverte / Essais, pp. 105-122. Et Kempf d’ajouter : « le livre de Ferry est exemplaire : son succès atteste qu’une large partie de la société française y a trouvé sa vision du monde. Et des entreprises comme EDF, Thomson ou Petit Bateau ne se sont pas trompées sur la portée idéologique de la charge du professeur de Caen, puisqu’elles rétribuent ses prestations 5000 ou 10 000F. Ainsi, il ne faut pas lire Ferry comme une critique de l’écologisme, mais comme l’expression positive du système dominant »...

326.

Op. Cit., pp. 117, 118.

327.

Op. Cit. p. 118