2°) L’alternative entre « asservir - être asservi » et « suivre - guider » la nature, ou les contraintes de développement dans un monde fini

Albert Jacquard (1991) 328 , nous aide à mieux comprendre le problème du développement de l’humanité dans un monde désormais fini : si « la plupart de nos réflexes, et même de nos raisonnements, sont basés sur l’idée implicite que notre domaine est infini, et surtout inépuisable », il nous faut « raisonner autrement, changer fondamentalement de culture, passer de celle du nomade entouré de libres espaces, qu’il explore sans jamais les épuiser, à celle de l’assigné à résidence, qui jamais ne sortira des limites imposées ». « Nous sommes définitivement condamnés à la solidarité des cellules du même être. Il n’y a lieu ni de s’en réjouir, ni de le déplorer ; il faut en tirer les conséquences ». Son analyse l’amène alors à évoquer les limites de la croissance démographique et économique sur la terre. Mais il ne s’agit pas de comprendre le terme de limite comme une barrière précise à partir de laquelle le monde s’écroule ! Ces limites sont plutôt une croissance de contraintes de rareté, physiques, juridiques, d’organisation. La gestion des problèmes sanitaires, sociaux, environnementaux, impose une organisation collective qui croît nécessairement avec le nombre d’individus.

La croissance de ces contraintes, en diminuant les alternatives possibles, est une menace pour la démocratie aussi : elle conduit à une diminution progressive des libertés individuelles face aux pouvoirs technocratiques. Cette idée est pertinemment explicitée par Edgar Morin (1980) 329 qui montre que dans un système fermé, un « asservissement de la nature » entraîne par voie de « rétroaction » une « dépendance de l’asservisseur » croissante. Face à cette logique asservir/être asservi par la nature, Edgar Morin milite en faveur d’une relation moins conflictuelle de type suivre/guider la nature. L’alternative entre ces deux types de relations nous rappelle l’opposition Saint Simon et Tocqueville :

1/ asservir/être asservi par la nature c’est aller vers un avenir toujours plus matérialiste, fondé sur une confiance illimitée sur les possibilités salvatrices de la science (qui « asservit » la nature), confiance que l’on trouve naturellement chez Luc Ferry : « Que ce soit par un surcroît de science et de technique, que nous parvenions à un jour à résoudre les questions qu’aborde l’éthique de l’environnement est plus que probable » 330 . Cet avenir correspond au modèle de développement saint simonien. Mais la croissance de l’exploitation des ressources non renouvelable se fera au prix d’efforts d’organisation technologique et collective toujours plus coûteux en termes de restrictions des principes humanistes de liberté et de démocratie, notamment dans la dépendance croissante aux spécialistes, experts, scientifiques (dépendance qui amène l’individu à « être asservi »).

2/ suivre/guider la nature consiste pour l’homme à « protéger la vie et la qualité de la vie » 331 qualité de la vie envisagée sous tous ses aspects, et notamment les valeurs humanistes de liberté et de socialisation, qui correspondent à la démocratie selon Tocqueville. Protéger ces valeurs, c’est adopter face à l’environnement une relation moins conflictuelle, c’est-à-dire respectant les équilibres écologiques (« suivre la nature » 332 ) et parvenant grâce à ce respect à garder la maîtrise de son développement (« guider la nature »). Mais suivre/guider la nature implique une révolution dans notre façon d’entrevoir notre rapport à la nature, et notamment dans l’acceptation de la complémentarité entre responsabilité (« suivre ») et liberté (« guider ») de l’homme face à la nature.

Une telle idée de « double pilotage homme/nature » 333 comme alternative à une relation « d’asservissement réciproque homme/nature » est au coeur de l’idée complexe qui accepte et intègre à la fois les deux idées d’humanité entité de la nature et de nature entité de l’humanité. Elle nous appelle l’indispensable complémentarité entre l’écologie du « contrat naturel » et l’environnementalisme démocratique.

Notes
328.

JAQUARD, Albert, (1991), Voici le temps du monde fini, Seuil, pp. 107, 135, 160.

329.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., pp. 74-75, 96-97.

330.

Ferry, Op. Cit, p. 237.

331.

Morin, Op. cit..

332.

« Suivre la nature » en adoptant une société où « notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative » comme l’évoque Michel Serre (1990) dans Le contrat naturel, Flamarion, p. 67.

333.

Morin, Op. cit..