3°) Choix d’internalisation et responsabilité de l’homme face à la nature

La conscience de la finitude du monde nous amène à comprendre la limite de l’analyse de Luc Ferry. La critique « anthropomorphe » de l’idée du « contrat naturel » manque en fait de « complexité », elle est en fait aveugle à un paradoxe fondamental du problème écologique : Certes, et suivant la tradition humaniste, l’individu doit rester libre de choisir s’il veut ou non protéger la nature. Mais dans la mesure où la non-protection de la nature peut le priver d’une liberté future, cette liberté amène une question fondamentale : l’homme doit-il rester libre de choisir s’il veut rester libre ? Nous retrouvons un problème de préférence collective sur la révélation des préférences collectives.

Bien sûr, c’est à l’homme de choisir sa liberté : par définition même le choix de la liberté est la première des libertés. Mais la préservation de la liberté n’est-elle pas aussi la première des responsabilités ? Le philosophe, le sociologue, le scientifique, qui pense que oui, met l’homme en face de sa responsabilité : il met en avant l’enjeu de liberté que représente la maîtrise des dégradations de l’environnement. Pour ce qui nous concerne, le choix de l’internalisation dans lequel nous nous plaçons implique le principe d’une responsabilité de l’homme face à la nature, ne serait-ce que pour préserver sa liberté.

Paul Ricoeur (1991) 334 évoque ainsi cette responsabilité de l’homme face à la biosphère : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, celle-ci est capable d’actions dont les effets dangereux sont de dimension cosmique. (...) Si l’éthique peut être définie, très en gros, comme une orientation de l’agir humain par des normes, la relation de notre agir avec le monde habitable est immédiatement source de questionnement éthique. Plus précisément, les effets même non voulus de l’intervention de l’homme à l’échelle planétaire posent d’emblée le problème moral ou éthique (...) en termes de responsabilité ». Nous découvrons que dans un monde fini, le principe d’un « contrat naturel » précisant la responsabilité de l’homme face à la nature, est ainsi la condition nécessaire à la subsistance de toute philosophie humaniste.

Mais inversement, Edgar Morin (1980) 335 note que « la pensée qui réduit tous les problèmes au seul problème écologique devient incapable de saisir les autres dimensions de l’existence et de la société ». Dissociées, les philosophies humaniste et écologiste ne peuvent ainsi se suffire à elles-mêmes, du fait même qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Edgar Morin lie ainsi de façon indissociable nature et culture : « Il nous faut plus que jamais retrouver la nature, c’est-à-dire y relationner et relativiser tous nos problèmes humains, y compris nos problèmes existentiels, et dépasser la nature, c’est-à-dire développer culture, civilisation, société... ». Il nous faut constater que c’est justement en retrouvant la nature que l’homme pourra « développer culture, civilisation, société ».

En définitive, nous ne pouvons donc pas aborder le problème du développement durable en acceptant l’idée de Ferry d’une « concurrence » entre écologie du « contrat naturel » et l’environnementalisme démocratique : ces deux approches de la question sont les deux faces d’un même défi complexe posé à l’humanité. Il faut rejeter le dilemme simplificateur de l’humanité entité de la nature, ou la nature entité de l’humanité. Comme le précise encore Edgar Morin, « Il n’y a plus de nature pure, et il n’y a jamais eu de société pure. (...) La société doit rentrer dans la nature tandis que la nature doit rentrer dans la société. »

La nature fait partie de l’humanité parce qu’elle est pensée, consommée, asservie, admirée, protégée, et en définitive sous la responsabilité de l’humanité. L’humanité fait partie de la nature parce que l’homme est un des éléments de l’écosystème global « terre », la biosphère. Là encore, toute tentative de subordination de l’une à l’autre pèche par excès de simplification.

Notes
334.

RICOEUR, Paul (1991), Lectures 1 autour du politique, Seuil, 412p., p. 272.

335.

Morin, Op. Cit., pp. 90, 96. Morin explique cependant dans quelle mesure l’écologie est « une science de type nouveau » : « l’écologie générale pose le problème de la relation homme/nature dans son ensemble, son ampleur, son actualité. Elle pose un problème de vie, de mort, de devenir pour l’espèce humaine et pour la biosphère. (...) L’écologie générale est la première science qui, en tant que science (et non par les conséquences tragiques de ses applications comme la physique nucléaire et bientôt la génétique et la science du cerveau), appelle quasi directement une prise de conscience. Et c’est la première fois qu’une science, et non une philosophie, nous pose le problème de la relation entre l’humanité et la nature vivante ».