2°) « Guider la nature » : Développement durable, flexibilité et diversification

Le second point principal de toute politique de l’environnement, de « guidage » collectif de la nature, consiste à faire dépendre le moins possible le développement de technologies lourdes, irréversibles, peu maîtrisées par le politique. La gestion de l’incertain implique en effet des principes de flexibilité et de diversification. Le principe de flexibilité obéit ainsi à un principe de piecemeal engineering, apte à répondre à une action politique de l’incertain, comme l’évoquent Boudon et Bourricaud (1982) 342  : « De son coté, la théorie politique a insisté sur le fait que les conséquences d’une action - et notamment d’une décision effectuée au niveau du système politique - comportent toujours des conséquences imprévisibles. Cette remarque fonde la recommandation de Hayek et de Popper, selon laquelle le piecemeal engineering, l’ajustement limité et graduel est toujours préférable au changement planifié. » Une telle rationalité « consiste à utiliser la stratégie garantissant un risque minimum, c’est-à-dire à se contenter des mesures dont on a le sentiment qu’on peut anticiper les conséquences ».

Une telle démarche implique là encore une réserve supplémentaire vis-à-vis de décisions lourdes savamment « pseudo-rationnalisées » par la science. En économie notamment, Serge Penasa (1992) 343 note que « les décisions prises selon les méthodes de l’analyse coût-avantage présentent souvent (...) l’inconvénient de favoriser dans le calcul, la rentabilité des projets irréversibles au détriment des projets dits « flexibles ».(...) Or, la flexibilité diminue les contraintes sur les choix futurs, permet de ne pas « fermer » les possibilités ». C’est le même constat qui amène Laurent Denand Boemont (1995) 344 à proposer « l’utopie » d’un modèle d’aide à la décision intégrant les valeurs de la flexibilité, flexibilité qui pour le décideur n’est pas « la stratégie de l’attente, mais celle de l’apprentissage, c’est-à-dire la mise en oeuvre d’une dynamique cognitive ayant un caractère volontariste afin de mieux contrôler son milieu, voire de le réformer en fonction de l’évolution de ses besoins ». Cette notion d’apprentissage nous semble fondamentale, dans la définition de stratégies de développement durable dans un monde de plus en plus complexe et incertain.

En ce qui concerne le principe de diversification, « parrain » du principe de flexibilité, nous choisissons une définition de Raymond Aron (1981) 345  : « Ce que peut être l’indépendance, aujourd’hui, c’est de ne pas dépendre d’une seule puissance, c’est d’avoir une pluralité de dépendances ». Comme le rappelle la sagesse populaire, « il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier » : une diversification des techniques et technologies destinées à satisfaire un même besoin peut ainsi permettre d’éviter les risques de dépendance, les asservissements à un seul moyen de production. Rothengatter (1988) 346 présente ainsi les politiques de diversification dans le secteur des transports : « La société peut mettre en place dans le secteur des transports une stratégie comparable [à la gestion d’un portefeuille d’actions] en ne misant pas sur un moyen de transport comme l’automobile qui, actuellement, est préférée par les individus, mais en développant simultanément des moyens de transport alternatifs, comme le transport public, et de disposer, en cas de menaces pour la sécurité et l’environnement, de possibilités de substitution.

« Le maintien en place par certains pays d’un système de transport public d’un haut niveau travaillant à grandes pertes, pourrait s’expliquer précisément par une tentative de parvenir à une telle répartition des risques, de sorte que les pertes enregistrées par le transport public régional de personnes sont à considérer comme le prix à payer pour une prévoyance des risques (on parle aussi de prévoyance sociale) dans les transports ». Ce que Rothengatter appelle « prévoyance des risques » correspond tout à fait à une volonté sociale de « dés-asservissement » à la seule technologie routière par diversification des moyens de transport à disposition.

Il est passionnant de noter qu’une telle « prévoyance des risques » fait partie du « génie de l’éco-organisation vivante ». Edgar Morin (1990) 347 précise ainsi que « bien des caractères qui, du point de vue d’une rationalité étroite, sont inutiles, luxueux, dispendieux peuvent, dans une vision plus large, s’avérer au contraire nécessaires et vitaux. Ainsi, des dispositifs inutilisés, voire des activités parasites en circonstances normales chez les bactéries peuvent se montrer salutaires dans le péril ou devenir sources de progrès ».

Nous arrivons au terme de notre interprétation du développement durable. L’analyse d’Edgar Morin, quoique lourde dans ses formulations a une richesse qui nous invite à l’évoquer à titre de synthèse. Rapprochons donc les principes d’un développement durable avec les principes d’une « hypercomplexité » ainsi définie par Edgar Morin 348 (Morin, 1980) : « On peut dire qu’il y a tendance à l’hypercomplexité lorsqu’il y a :

Cette « hypercomplexité » correspond un état de la société apte à un « développement durable ». En effet, une telle société est en mesure de sortir des phénomènes « d’erreurs/auto-asservissement » en s’appuyant sur ce que Edgar Morin appelle « le génie de l’éco-organisation : diversité-complexité-organisation-spontanéité 349  ». Si l’on envisage l’évolution de la société dans un environnement fini et non renouvelable, on peut ainsi situer l’alternative entre un développement de « basse complexité », et un développement de « haute complexité » 350 .

BASSE COMPLEXITÉ HAUTE COMPLEXITÉ
forte centralisation Centrisme
polycentrisme, décentralisation
forte hiérarchie Hiérarchie
polyarchie, hétérarchie, anarchie
coercition libertés
faible autonomie des individus grande autonomie des individus
faibles communications et interactions entre groupes et individus multiples communications et interactions entre groupes et individus
sous-spécialisation (esclavage, concentration) et forte spécialisation spécialisations et polycompétences
répression du désordre, du bruit tolérance aux désordres, déviances, non-conformismes
dogme, foi doutes, interrogations
stabilité, faibles possibilités évolutives instabilité, grandes possibilités évolutives

Si l’on retient les termes d’Edgar Morin, on peut ainsi dire qu’un développement de « basse complexité » est insoutenable parce qu’il conduit à un reniement des principes démocratiques et écologiques. Seul un développement de « haute complexité » peut permettre de relever le défi humaniste.

Mais la recherche d’un tel développement est par définition complexe. Il ne peut être qu’une lutte permanente contre un nombre croissant d’erreurs potentielles comme nous le rappelle Edgar Morin 351  : « (...)l’hypercomplexité requiert particulièrement et sans cesse la détection/correction de l’erreur ou de l’illusion, parce que par nature, elle comporte beaucoup de désordres, de problèmes nouveaux, d’incertitudes, et a besoin de stratégie. »

L’idéal démocratique est l’exemple même d’un état d’hypercomplexité : la démocratie est un système politique inoptimisable. Ses faiblesses l’exposent en permanence à sa propre disparition, brutale ou insidieuse. Les choix publics démocratiques sont ainsi par nature entachés d’erreurs qui peuvent mettre en danger la démocratie (« tragédie politique »).

Mais la survie de la démocratie ne saurait impliquer une pseudo-rationnalisation des choix collectifs visant à écarter les erreurs (« rupture de complexité » de « l’erreur » économiste). Ainsi, selon Edgar Morin, « l’hypercomplexité (...) ne peut être optimisée ; c’est dire qu’elle comporte en permanence le risque de sa propre régression, nécessite en permanence le plein emploi de l’intelligence/conscience. C’est-à-dire que la reconnaissance du faux, de l’illusoire, du mensonge est son problème vital. Autrement dit, l’hypercomplexité demande de l’intelligence, encore de l’intelligence, toujours de l’intelligence. 352  »

Il est alors intéressant de remarquer dans la biologie de l’organisation vivante, que l’erreur est loin d’être un mal absolu, et qu’elle peut même être constructive. Edgar Morin signale à ce propos : « Ainsi, l’organisation vivante est capable de détecter, corriger, contourner, manipuler, et à la limite, en se révolutionnant elle-même, révolutionner l’erreur. Elle est capable de faire d’erreur vertu, puisque l’erreur devient le stimulant d’une réorganisation originale ou d’une découverte créatrice 353  » (Morin, 1980).

Ce n’est pas sans une grande admiration pour l’intelligence, l’intuition visionnaire de Tocqueville que nous trouvons dans la notion d’hypercomplexité « la nouvelle science politique que Tocqueville appelle de ses voeux dans les débuts de De la démocratie » (LEFORT, 1986) 354 . Celle-ci est « plutôt philosophie que science. Déjouant les illusions d’une théorie de l’organisation, elle est faite pour enseigner le danger de la liberté, non pour l’écarter, mais pour le faire accepter, et chercher dans le risque le moyen de conjurer d’autres risques. » Cette philosophie politique veut ainsi entretenir la liberté des individus à travers « la valorisation d’une société politique qui s’institue dans une sensibilité neuve à l’inconnaissable et à l’immaîtrisable. »

Notes
342.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, p. 449

343.

PENASA, Serge (1992), Eléments pour une clarification des politiques d’environnement, Mémoire de DEA d’économie des transports de l’université LYON II, p. 93.

344.

DENANT-BOEMONT, Laurent (1995), Les valeurs de la flexibilité dans le calcul économique public, Thèse pour le Doctorat en Sciences Economiques, Université Lyon 2.

345.

ARON, Raymond (1981), Le spectateur engagé, entretiens avec J-L Missika et D. Wolton, Julliard, 350p., p. 246.

346.

ROTHENGATTER, W. (1988), La qualité de la vie et les coûts sociaux, 11è symposium international sur la théorie et la pratique dans l'économie des transports, Bruxelles, pp. 23-24.

347.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., p. 410.

348.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., pp. 434

349.

Morin, Op. Cit., p. 40.

350.

Tableau, source : Morin, Op. Cit., p. 437.

351.

Morin, Op. Cit. p. 446.

352.

Op. Cit., p. 446.

353.

Op. Cit., p. 369.

354.

LEFORT, Claude (1986), Essais sur le politique, Paris, Seuil, p. 203.