III1.2 Divergences entre préférences marchandes, politiques, et choix publics dans la dépendance croissante à l’automobile

Nous avons introduit au début de notre seconde partie la possibilité de divergence entre préférences sociales et choix marchands, divergence de nature soit essentielle, si l’on adopte le principe de double rationalité chez les individus, soit dues à des phénomènes de dilemme du prisonnier. Effectivement, on peut noter ces deux aspects dans le marché des transports urbains. En premier lieu, on peut ainsi observer dans le marché des transports urbains une « double rationalité » des individus, majoritairement en faveur des transports collectifs, mais aussi utilisant majoritairement l’automobile. Ce point est noté notamment par Wilhelm Leutzbach qui remarque en Allemagne certes une préférences pour l’environnement croissante, mais qui est loin de se traduire par un renoncement à l’automobile (1994) 360  :

« Souvenons nous de la théorie psychologique de « la stratification des besoins », selon laquelle les besoins des être humains commenceraient par des besoins primitifs de survie, pour s’étendre par la suite vers des besoins plus psychologiques toujours plus altruistes et sociaux. (On peut penser à ce sujet à l’évolution des préoccupations après guerre : d’abord manger, ensuite avoir un toit, puis plus tard voyager autour du monde...) A ce propos, les tentatives des individus de renoncer volontairement à un besoin satisfait provoquent des résistances considérables. Il existe des raisons de penser que l’usage de l’automobile, pour beaucoup d’individus, représente (dans l’échelle des besoins de cette théorie) un échelon important. Un tournant dans les consciences n’est ainsi pas absolument immédiatement un tournant dans les comportements ».

Une préférence pour la qualité de l’environnement de la part d’individus qui ne renoncent pas à l’usage de l’automobile est facilement qualifiée par certains économistes d’irrationnelle. Ces mêmes économistes vont s’appuyer sur le plébiscite marchand en faveur de l’automobile pour en déduire un peut trop rapidement l’aspect socialement choisi du développement des trafics automobile. En fait, si l’on refuse de qualifier la préférence des individus pour la qualité de l’environnement d’irrationnelle, suivant en cela les recommandations de Max Weber, reprises par Raymond Boudon, on constate que ce plébiscite mérite d’être fondamentalement relativisé.

Werner Brög (1991) 361 montre ainsi que peut exister une majorité d’individus prêts à renoncer à l’usage de leur automobile si les transports collectifs étaient mieux adaptés. Ainsi, des individus peuvent choisir l’automobile plutôt que les transports collectifs, bien qu’ils soient plutôt en faveur des transports collectifs. Ces individus sont en fait loin d’être irrationnels : c’est que l’inadaptation de l’offre de transport collectif qui est à leur disposition qui ne leur donne pas le choix.

Lié à ce problème d’absence de choix, on peut expliquer aisément la divergence entre choix marchands en faveur de l’automobile et préférences sociales en faveur de l’environnement et des transports collectifs par un phénomène de « dilemme du prisonnier ». Nous allons voir que le cas de la mise en concurrence sur un segment de marché d’un système de transport public contre un système de transport individuel conduit à un tel cas de divergence. Ce cas est lié au phénomène de rendements marginaux croissants des TC.

Supposons que l’on ait deux individus A et B qui doivent choisir entre deux modes de transports VP (système de transport individuel) et TC (système de transport public). Supposons que si A et B choisissent VP, leur satisfaction sera moyenne parce que A et B vont se gêner mutuellement sur la route. Par contre s’ils choisissent tous les deux TC, leur satisfaction sera forte parce que A et B sont plutôt en faveur de l’environnement d’une part, et parce que leur présence conjointe permet de mettre en place un système de transport public performant. Si A ou B est seul à choisir VP, sa satisfaction sera forte parce qu’il ne sera pas gêné par l’autre sur la route. Par contre, si A ou B est seul à choisir TC, sa satisfaction sera faible parce que sa présence seule ne suffira pas à mettre en place un système de transport public performant. Les différentes satisfactions possibles sont donc les suivantes (nous noterons 1,2, et 3 les satisfactions faibles, moyennes, fortes) :

  A choisi VP A choisi TC
B choisi VP A : 2 ; B : 2 ; A+B : 4 A : 1 ; B : 3 ; A+B : 4
B choisi TC A : 3 ; B : 1 ; A+B : 4 A : 3 ; B : 3 ; A+B : 6

Le tableau permet de montrer que même si la satisfaction maximale correspond au choix TC par A et B, leurs stratégies respectives ont toutes les chances de les conduire à choisir la VP. En effet, en choisissant la VP, l’éventail possible de leur satisfaction se situera entre 2 et 3, alors qu’un choix des TC les met à la merci d’une satisfaction réduite au minimum (éventail de satisfaction possible entre 1 et 3).

Ce type de problème que nous avions mis en relief dans l’analyse des comportements individuels face à l’environnement, nécessite comme solution une stratégie de coopération. Il a une importance considérable dans le marché des transports. Un individu ne peut décider d’avoir un comportement plus respectueux de l’environnement en choisissant les TC que si il espère que cela peut avoir un effet significatif : en fait, constatant que son action individuelle est seule insuffisante pour une quelconque amélioration, il sera très vite découragé et renoncera à ses efforts. Nous touchons alors un cas typique de divergence entre choix marchand et préférence sociale dans le marché des transports privés/publics.

Notes
360.

LEUTZBACH, Wilhelm (1994), Auto haben und bahn fahren - zur Problematik des Verhaltenswandels, Universität Karlsruhe.

361.

BRÖG, Werner (1991), Sensibilisation de l’opinion au transport public dans la communauté européenne, Socialada, rapport pour l’Union Internationale des Transports Publics (UITP), Bruxelles.