1°) Automobile et croissance de l’habitat péri-urbain : un « effet d’entrainement » redoutable

Chantal Duchène (1994) 365 introduit le premier maillon d’une dépendance croissante du fonctionnement urbain à l’automobile : « la place importante prise par la voiture particulière, et les améliorations de l’offre permettant d’augmenter les vitesses de déplacement ont conduit au développement d’espaces périurbains, adaptés à ce mode de déplacement, mais conduisant à un éclatement de la ville ». Réciproquement, et comme le précise le CNT (1994) 366 , « l’étalement urbain, rendu possible par l’augmentation du taux d’augmentation du taux d’équipement en voiture particulière a favorisé le recours à ces voitures qui tendent à converger simultanément vers le centre des agglomérations et alimentent la congestion urbaine ».

Nous retrouvons cette idée « d’effet d’entrainement » de la mobilité individuelle chez Kenneth Button (1990) 367 , dans son analyse des défaillances du marché et de l’intervention des pouvoirs publics. Ce dernier associe le phénomène d’étalement urbain à un « effet d’entraînement » : une mobilité urbaine bon marché entraîne le développement de nuisances qui amène les individus à fuir les centres pour rechercher plus de calme dans les préiphéries. Cette fuite conuit à un étalement urbain qui entraîne lui-même une croissance de la mobilité et des nuisances.

« Nous découvrons que nous devenons de plus en plus dépendants de notre instrument d’indépendance ». Cette phrase d’Edgar Morin (1980) 368 relative à l’organisation technologique convient aussi directement pour l’automobile : la voiture individuelle, qui a été un puissant facteur de libéralisation de l’individu, est en train de devenir un puissant facteur de son aliénation. En préface du livre de Hervé de La Morsanglière (1982) 369 , Alain Bonnafous évoque ainsi comment dans les espaces urbanisés peu denses développés grace à l’automobile, l’attitude la plus répandue « consiste à laisser à chacun le soin de résoudre ses problèmes de déplacement avec son automobile, au mépris des coûts sociaux des encombrements et au mépris du fait qu’une part importante des besoins de déplacements restera insatisfaite ». Les victimes de l’urbanisme péri-urbain sont ainsi notamment les jeunes, totalements dépendants de leurs parents lorsque les réseaux de transport collectifs sont inexistants, comme le constate Paul Tranter dans une remarquable analyse comparative sur l’indépendance des jeunes entre 7 et 12 ans dans leur mobilité en fonction des structures urbaines en Australie, Nouvelle Zélande, Angleterre et Allemagne (1995) 370 .

  • Développement de la circulation automobile urbaine et risque d’une dépendance énergétique croissante

Jean Pierre Orfeuille (1994) 371 pose ainsi le problème de la dépendance croissante des villes à la consommation énergétique : « L’évolution actuelle de la morphologie urbaine, caractérisée par la périurbanisation, est porteuse d’une croissance sans fin des circulations automobiles et des consommations de carburant. Nous avons démontré en 1984 dans un travail d’observation sur 7 agglomérations françaises 372 que la même famille, selon qu’elle est installée dans un espace dense, bénéficiant de commerces de proximité et bien desservie par les transports publics, consomme deux à trois fois moins d’énergie pour ses déplacements que lorsqu’elle est installée dans un espace pavillonnaire « loin de tout ». Dans un travail désormais célèbre fondé sur l’observation d’une trentaine d’agglomérations du monde développé, Newman et Kenworthy 373 ont montré que la consommation par tête croît de façon hyperbolique avec l’étalement urbain. La planification d’occupation des sols reste une prérogative publique forte dans toute la « banane bleue », que nous admirons pour ses performances économiques et sociales. Notre tendance à la dérégulation spatiale -d’ailleurs plus implicite qu’explicite- nous a coûté 1 à 2 TEP dans les déplacements quotidiens depuis 15 ans, et beaucoup de nuisances, d’embouteillages, et de besoins d’investissements routiers 374 . »

Richard England (1994) 375 met en avant le risque d’une dépendance croissante (« asservissement croissant ») du fonctionnement urbain à la consommation énergétique. Pour ce dernier, il ne fait pas de doute que la croissance continue de la consommation énergétique des transports urbains n’est pas durable, et que des remises en questions douloureuses seront un jour ou l’autre nécessaires. Dans la mesure ou l’on a conscience du caractère inéluctable de telles remises en question, tout l’argumentaire de Richard England est de poser l’alternative entre l’idée d’une « révolution en douceur », préparée à l’avance, et un choc brutal, au dernier moment, accompagné de coûts économiques et sociaux qui peuvent être catastrophiques (« dislocation and conflicts ») :

‘« It is quite clear that the spatial decentralisation of metropolitain regions has been stimulated by cheap oil, public investment in radial road networks, and public subsidy of suburban housing construction. (...) Do we realy want to encourage further geographic decentralization of urban regions by pursuing a policy of cheap oil, only to find that we have constructed an urban built environment that is highly durable but cannot readily adapt to a post-fossil fuel area ? Isn’t energy conservation now an investment in migrating, although probably not avoiding, urban and other social tensions in the decades to come ?  (...) A reason for promoting immediate conservation of fossil fuels is to give humanity more time to construct the social institutions and cultural values that would be compatible with a post-fossil fuel technology, thereby mitigating the social dislocations and conflicts that will inevitably accompany that technological transformation ».’

Notes
365.

Duchène Chantal, 1994, Ville et déplacements : quels enjeux énergétiques et environnementaux, quelles régulations ?, CERTU, contribution au Débat national sur l’Energie et l’Environnement.

366.

CNT (1994), La complémentarité entre voiture particulière et les transports collectifs en zone urbaine, rapport du groupe de travail du CNT sous la présidence de Alain Bonnafous.

367.

BUTTON, Kenneth J. (1990), Les défaillances du marché et de l'intervention des pouvoirs publics dans la gestion des transports, OCDE, Comité de l'environnement.

368.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., p. 75.

369.

DE LA MORSANGLIERE, Hervé (1982), Le transport des banlieusards, Presses Universitaires de Lyon.

370.

TRANTER, Paul (1995), Children’s independant mobility and urban form in Australasian, English and German cities, paper presented at the 7th WCTR, Sydney 17 July 1995.

371.

Orfeuille Jean Pierre, 1994, Déplacements et consommations d’énergie, les enjeux dans les grandes métropoles, INRETS, contribution au Débat national sur l’Energie et l’Environnement.

372.

Orfeuille JP., 1984, Les Budgets-Energie-Transport, RTS n°2, INRETS.

373.

Newman P., Kenworthy J., 1989, Cities and automobiles dependence, Gover.

374.

voir Orfeuille JP., 1994, Je suis l'automobile, Editions de l'Aube.

375.

ENGLAND, Richard W. (1994), Tree Reasons for Investing in Fossil Fuel Conservation, in Journal of Economic Issues, n°8, 09-94, pp. 761, 764.