2°) Développement de la circulation automobile urbaine et réduction de l’alternative de développement des transports collectifs

Face à « l’effet d’entrainement » de la mobilité automobile, les collectivités essayent tout de même de développer des politiques de transport collectif. Mais ces politiques, dans la mesure où elles ne consistent en général qu’en un accompagnement de politiques centrées sur l’automobile, se heurtent à des coûts des TC croissants. Emangard nous montre ainsi comment dans le développement des villes moyennes, la civilisation de l’automobile rend de plus en plus difficile la gestion efficace d’un système de transport public.

‘« Explicable par l’élévation du niveau de vie, la généralisation de la motorisation des ménages a eu des conséquences profondes sur l’évolution des structures urbaines -tracés de voirie, périurbanisation pavillonnaire diffuse, dispersion périphérique des activités industrielles, commerciales et tertiaires, offre de stationnement abondante et gratuite-(...). Pour indirecte qu’elle soit, cette conséquence de l’amélioration du niveau de vie de la population n’en a pas moins eu des effets aussi négatifs sur la compétitivité du transport public que les progrès de la motorisation et la baisse du prix des carburants (...). Cette évolution morpho-structurale insensible et progressive des villes pose le problème de l’inadéquation réciproque de la ville et de son réseau de transport public (...).Si les politiques d’aménagement urbain mises en oeuvre depuis plus d’une vingtaine d’années devaient se poursuivre, elles pourraient se révéler le facteur de marginalisation majeur du transport public lors de la prochaine décennie dans les villes de province françaises. 376  »’

Prenant un exemple concret, Emangard montre ainsi comment le simple fait d’un urbanisme inadapté (toutes choses étant égales par ailleurs) peut conduire à des coûts d’exploitation des TC multipliés par trois (Emangard, 1994). Pour le CNT (1994) 377 , « les transports collectifs traditionnels pâtissent de ces différentes évolutions. La dispersion grandissante de la population périurbaine et la diversité accrue de la demande rendent en effet difficile la massification des flux à laquelle les transports collectifs sont bien adaptés. En outre, la congestion entrave la circulation des autobus et des taxis. »

Chantal Duchène (1994) 378 va également dans ce sens lorsqu’elle précise : « La diminution de la densité diminue l’avantage d’accessibilité, puisque l’élargissement de l’espace accessible ne s’accompagne pas d’une augmentation des choix. Mais surtout, elle renforce la nécessité de recourir à la voiture particulière : les transports collectifs s’adaptent mal aux faibles densités, et les modes lents, tels que la marche à pied et la bicyclette, y sont moins performants puisqu’il faut parcourir des distances plus longues pour accéder au même univers de choix ».

Ainsi, l’urbanisme est un facteur clé de dégradation des TC dans les villes moyennes et dans les secteurs périurbains. Mais dans les espaces plus denses, le TC se trouvent également face à des problèmes certes différents, mais tout aussi redoutables. Yves Martin précise ainsi : « Le coût des transports collectifs en milieu urbain est rendu très élevé par la présence de l’automobile qui les oblige à s’enterrer ou à subir la congestion. Les transports collectifs sont très fortement subventionnés pour garder une certaine compétitivité face à l’automobile ; cette dernière bénéficie de la réduction de la demande de transport individuel que permettent les transports collectifs » 379 (Martin, 1992). Nous voyons dans quelle mesure le phénomène de congestion routière entraîne pour les TC des coûts croissants. Ces coûts sont tout à la fois des coûts d’exploitation plus élevés lorsque les bus sont pris dans les bouchons routiers, des coûts de perte de clientèle du fait de la dégradation de l’offre, des coûts d’investissement lorsque les choix s’orientent vers un enterrement des TC. (Notons par ailleurs que ces gros investissements TC induisent indirectement de nouveaux trafics routier et ne modifient pas sensiblement les parts modales). Alain Bonnafous 380 montre ainsi par un schéma simple un phénomène de performance décroissante et de perte de clientèle en situation de congestion.

Vitesses généralisés
Vitesses généralisés Vitesse généralisée = Distance / Temps généralisé ; Temps généralisé = Coût du trajet / Valeur du temps de l'usager + Temps de trajet VP et TC (d’après Alain Bonnafous)

Ce schéma montre de façon claire comment la performance amoindrie des TC entraîne un report de la clientèle vers la VP qui conduit elle même à une diminution de la performance des TC (mais aussi du système de transport dans son ensemble). L’usager qui passe des TC aux VP est individuellement gagnant, mais fait perdre globalement l’ensemble de la collectivité. On retrouve une interprétation similaire du phénomène dans dans Economie et Géographie (1994) 382 . L’étude de Philippe Goodwin (1991) 383 , illustre ce phénomène en évaluant l’effet d’un transfert de 5% des usagers de la VP vers les TC ou l’inverse :

Londres
Conséquences pour :
Si 5% des usagers TC se reportent sur la VP Si 5% des usagers VP se reportent sur les TC
l’ensemble des usagers VP perte de 5,5 mn gain de 4,3 mn
L’ensemble des usagers TC perte de 6,2 mn gain de 5 mn
La collectivité perte de 4,8 mn gain de 3,7 mn
Les 5% ayant changé gain de 3,7 mn perte de 16,1 mn

En définitive, comme le remarque Heinrich Brändi (1990) 384 , on constate que :

1/ « les avantages du transport individuel sont trop bien ressentis par les automobilistes. Ses inconvénients sont repoussés sur la société » : avantages individuels en termes de liberté (d’une certaine liberté...), de gains de temps, inconvénients collectifs de déstructurations de l’urbanisme, déficits des transports collectifs, nuisances...

2/ « Les avantages des transports publics sont trop bien ressentis par la société. Leurs inconvénients sont ressentis par les usagers » : avantages collectifs en terme de délestage des voiries routières, de cohésion et d’environnement urbains, inconvénients pour l’usager en termes de tarifs élevés, de temps perdu dans les embouteillages...

Nous pouvons inverser le schéma de Alain Bonnafous en considérant que les coûts généralisés (égaux aux coûts monétaires du trajet plus les coûts en termes de temps) varient inversement des vitesses généralisées. Nous pouvons aussi considérer que la part modale VP est un bon indicateur « d’asservissement ». Nous voyons alors sur le schéma suivant comment les coûts de la VP et des TC évoluent en fonction du degré « d’asservissement » à l’automobile.

Coûts généralisés en fonction du dégré « d’asservissement » à la VP
Coûts généralisés en fonction du dégré « d’asservissement » à la VP

Nous pouvons en définitive résumer la hausse tendentielle des coûts des transports collectifs de la façon suivante :

1°/ la croissance des taux de motorisation avec le niveau de vie induit une baisse de la qualité relative des TC et une croissance de la part modale VP. La baisse de la clientèle TC induit une première croissance des coûts d’exploitation des TC.

2°/ La ville s’adapte alors à l’automobile, principalement par le développement des infrastructures et de l’habitat diffus en périphérie. L’inadaptation de l’urbanisme induit une seconde croissance des coûts d’exploitation des TC

3°/ Faute d’alternative, la croissance de la mobilité s’effectue en automobile, générant une congestion croissante des voiries. Cette congestion induit une troisième augmentation des coûts d’exploitation des TC (autobus) et réduit leur attrait pour la clientèle.

4°/ La réponse politique qui veut éviter le délicat problème du partage de la voirie conduit à des investissements TC souterrains qui bénéficient indirectement plus aux automobilistes qu’aux usagers TC. Cet enterrement des TC conduit à une quatrième augmentation de leur coût.

Ce processus de baisse de la qualité des TC et de hausse de ses coûts limite son attractivité et son usage. Le choix modal se pose de moins en moins, l’individu se voit contraint de se déplacer en automobile quelles que soient ses préférences. Ce processus peut conduire à l’extrême à un développement urbain qui s’écarte des centres anciens ou la circulation devient trop difficile. C’est tout le développement social, culturel, démocratique de la ville qui peut s’en retrouver bouleversé, comme nous allons voir par la suite.

La thèse de Modgridge (1987) 385 illustre bien une des facettes du problème de l’automobile en ville : selon lui, une amélioration en termes de voirie routière conduit à une diminution des vitesses, aussi bien de la voiture particulière que des transports collectifs en site propre. L’amélioration des voiries urbaines pour les automobiles constituerait ainsi une « erreur » considérable ! Jean Pierre Nicolas (LET), résume ainsi le processus développé par Modgridge :

« En situation de congestion, tout investissement en matière de voirie va se traduire par une amélioration de la vitesse moyenne des automobilistes. Cette amélioration va bien sûr induire un trafic nouveau mais elle va aussi entraîner un transfert des déplacements en transport collectifs vers l’automobile. trafic induit et transferts vont avoir tendance à pousser à un retour progressif à l’état de congestion antérieur. Cependant, les transferts TCVP vont aggraver la situation. En effet, la diminution de clientèle TC va se traduire par une baisse des recettes, et si le niveau de subvention n’est pas modifié pour compenser cette baisse, on assistera à un ajustement vers le bas de l’offre TC : ceci va amener une nouvelle dégradation des vitesses moyennes de ce mode... et qui dit dégradation des vitesses dit transferts, puis réajustement de l’offre puis... On assiste donc à la mise en place d’une spirale descendante qui ne peut s’arrêter que lorsque les transferts ont été suffisamment importants pour provoquer un état de congestion tel que les vitesses moyennes de l’automobile soient égales à celles des transports collectifs.

« En fin de compte, les vitesses TC s’étant dégradées par rapport à la situation initiale et les vitesses VP les ayant rejoint par simple effet mécanique, on se retrouve, après investissement voirie, avec une diminution générale des vitesses. » (On se retrouve de même, bien entendu, avec une part modale des TC bien plus faible).

La thèse de Modgridge soulève bien entendu quelques controverses scientifiques. Mais plutôt qu’en retenir la lettre (investissement routier = diminution des vitesses), retenons en plutôt l’esprit : la course en avant dans des investissements routiers vise à améliorer les conditions de circulation et à faire gagner un temps précieux aux automobilistes. En fait, les améliorations des voiries conduisent plutôt à augmenter la mobilité routière, notamment par captation d’une partie de la clientèle TC, sans diminution significative des temps de parcours. Cette augmentation globale de la mobilité routière entraîne à court terme d’une part une augmentation des déficits des transports collectifs, et d’autre part une dégradation de la qualité de vie urbaine. A moyen et long terme, l’urbanisme périurbain encouragé par cette mobilité routière aggrave encore les nuisances routières et les déficits des TC.

Notes
376.

EMANGARD, Pierre (1994), l'inadaptation de la ville aux transports collectifs, in Transports Urbains n°82 (jan. mars 1994) article tiré d'une thèse de doctorat intitulée L'efficacité commerciale et financière des transports publics urbains provinciaux.

377.

CNT (1994), La complémentarité entre voiture particulière et les transports collectifs en zone urbaine, rapport du groupe de travail du CNT sous la présidence de Alain Bonnafous.

378.

Duchène Chantal, 1994, Ville et déplacements : quels enjeux énergétiques et environnementaux, quelles régulations ?, CERTU, contribution au Débat national sur l’Energie et l’Environnement.

379.

MARTIN, Yves, Mission Interministérielle sur l'effet de serre.

380.

BONNAFOUS, PUEL, Physionomie de la ville.

381.

Vitesse généralisée = Distance / Temps généralisé ; Temps généralisé = Coût du trajet / Valeur du temps de l'usager + Temps de trajet

382.

Economie et Géographie, (1994), Le Transport Public Urbain, n°313, mars 94, p.11.

383.

COODWIN, Philippe (1991), Gérer le circulation de façon à ménager l’environnement, CEMT.

384.

BRÄNDI, Heinrich (1990), Möglichkeiten des Schnienenpersonennahverkehrs in der Fläche ; DVWG-Seminar Karlsruhe 1990.

385.

MOGRIDGE, M.J.H., HOLDEN, D.J. (1987), A panacea for road congestion ? A ripost, in Traffic engineering + Control, jan. 1987, pp. 19-20.