III3.1 La « pauvreté » de décisions publiques coupées des citoyens par absence de contre-pouvoirs

Nous avons vu que pouvait exister une divergence entre les choix publics et les préférences fondamentales des individus. On pourra noter que l’ensemble des causes principales à l’origine de ces divergences, que nous appelerons « erreurs » par la suite, en sont aussi des conséquences. Dans les choix d’infrastructures de transport, de telles « erreurs » ne sont pas rares, elles peuvent être dues à diverses causes :

  • une mauvaise connaissance de la demande des individus et des mécanismes marchands par les décideurs politiques, ceci par insuffisance d’information et/ou par déficit démocratique ;
  • une dépendance des décideurs politiques à des « lobbies technocratiques » puissants ;
  • une dissociation entre les niveaux de choix et de financement, qui encourage l’irresponsabilité politique.

Une première source « d’erreur » provient d’une insuffisance d’information du décideur politique sur les réactions du marché. C’est cette insuffisance d’information qui peut le conduire à des choix de production de bien ou services publics incohérents, inadaptés, contradictoires. Par exemple, une mauvaise connaissance des substituabilités entre biens peut conduire à la mise en place de deux services publics ou semi-publics apparemment distincts, et en fait substituables. Si les préférence matérielles des individus vont plutôt vers l’un des deux services, celui-ci se trouve sur-utilisé, alors que l’autre sera délaissé par les individus. Un autre cas de figure peut être la mise à disposition d’un bien ou service public (ou semi-public) apparemment performant et à la pointe de la technologie, mais, dans les faits, inadapté aux demandes réelles des usagers potentiels.

Cette insuffisance d’information peut être entre autres due à un déficit démocratique entre le décideur et ses « administrés ». Ce déficit démocratique peut être dû, d’une part, à un désintérêt des individus pour la politique (« disparition de la citoyenneté ») et, d’autre part, à un phénomène de dissociation géographique entre l’électorat du décideur politique et les usagers potentiels du bien public que ce décideur choisi de mettre (ou non) à disposition. Le deuxième élément conduit bien entendu à accentuer le premier. Généralement, le manque d’information sur les demandes des individus conduit les décideurs à obéir dans leurs choix plus à leurs propres préférences, voire aux pressions des lobbies, « appareils », technostructures en place qu’à de quelconques préférences individuelles. Il est alors peu probable que les biens et services publics ou semi-publics mis à disposition répondent à une demande individuelle sociale ou privée de façon adéquate.

Une seconde source « d’erreur » se présente lorsque le décideur politique n’est pas responsable financièrement de ses choix. Les grosses subventions d’Etat encouragent ainsi les décideurs dans des choix généralement démesurés, sans plus aucun rapport avec la demande marchande. « Cathédrales », « projets pharaoniques », et plus généralement irresponsabilité économique des choix publics sont ainsi le lot courant des situations de dissociation entre centres de décision et de financement. Notons de plus que cette irresponsabilité n’encourage pas les décideurs à mieux connaître les demandes des individus, ce qui multiplie les possibilités « d’erreurs ». Le centralisme d’Etat qui conduit à l’irresponsabilité des décisions publiques locales est ainsi une sorte d’irrationalité publique qui multiplie ce type « d’erreurs ».

  • L’exemple des « erreurs » de choix d’investissements autoroutiers démesurés par rapport aux besoins économiques et sociaux

La loi française de 1955 sur le financement des autoroutes illustre de façon remarquable le risque « d’erreurs » de choix d’infrastructures, détachés de la réalité économique et sociale. Le système, judicieux au départ lorsqu’il s’est agi d’accélérer la construction des grands axes autoroutiers stratégiques, conduit à présent à une irresponsabilité croissante des décideurs politiques qui assument de moins en moins les coûts économiques et sociaux de leurs choix. Mais les mises en garde de la Cour des Comptes sur les effets pervers du système sont à ce jour restées lettre morte. Les extensions sans fin du schéma autoroutier que permet la loi de 1955 (modifiée en 1995) sont régulièrement auto-justifiées auprès des décideurs politiques par un lobby d’une puissance et d’une efficacité remarquable.

La « culture des bienfaits de l’autoroute », privée de force de rappel, conduit à généraliser dans les demandes des collectivités territoriales une certaine norme d’infrastructure (2 fois 2 voies). A cette norme est attaché de façon tout à fait infantile et irrationnelle un fort effet d’image, qui conduit à des propositions telles que « toute ville de telle importance doit être à moins de tant de kilomètres d’une autoroute ». Un tel développement conduit ainsi à une surenchère toujours plus grande dans les demandes des collectivités locales, surenchère facile dans la mesure où les autoroutes ne coûtent apparemment rien à ces collectivités.

Pourtant, les dégradations sur l’environnement de ce programme autoroutier sont considérables, tout autant que ses effets destructurant des centres des villes desservies (développement d’activités économiques et commerciales en périphérie des villes, à proximité des échangeurs, au détriment des centres urbains), sans oublier ses effets sur les baisses de recettes d’exploitation des services ferroviaires parallèles (nous reviendrons sur ce dernier point en troisième partie). Mais au delà de ces effets négatifs directs, face auxquels on pourra toujours objecter que les bénéfices attendus de l’autoroute leur sont supérieurs, c’est en France l’absence de champ de confrontation qui permette de révéler avantages et inconvéniants de telle ou tel ou tel projet d’autoroute qui pose problème. Ainsi, le plus grave dans la réalisation du programme autoroutier français est moins dans les dégradations directes sur l’environnement qu’il entraîne, que dans l’absence de forces de rappel à la fois économiques et démocratiques face à la toute puissance de ses promoteurs. Nous retrouvons le caractère premier de la méthode de décision sur la décision en elle même. Les décisions françaises en matière d’infrastructures autoroutières sont ainsi des décisions dramatiquement et extrêmement pauvres du point de vue de la recherche des satisfactions sociales, dans la mesure où elles sont imposées par un pouvoir dramatiquement et extrêmement puissant, et des décisions douteuses dans la mesure ou leur système de financement, masquant leur coût public, conduit à une révélation complétement perverse des préférences politiques.

Finalement, les choix de projets d’infrastructures à grande vitesse dépendent plus de leur inscription sur les schémas directeurs (qui obéissent à une logique de maillage croissant et sans limites du territoire national), que de leur rentabilité socio-économique. Considérons à titre d’exemple caricatural le projet autoroutier de l’A51 Grenoble - Sisteron. Ce choix est justifié par ses promoteurs par la nécessité d’offrir un deuxième axe Nord-Sud à l’Est de la Vallée du Rhône, et de « désenclaver les Alpes de Sud ». En fait, ces deux objectifs ayant pour conséquence le choix autoroutier d’une part, et un passage par la ville de Gap d’autre part, se révèlent contradictoires, puisque le tracé par Gap rendra dissuasif l’utilisation de l’A51 par rapport à l’A7 dans la vallée du Rhône. Pour des raisons d’allongement de parcours, de fortes dénivellations, « jamais les transporteurs internationaux n’emprunterons l’A51 » précise Jean-Pierre Boulet, le directeur de la maîtrise d’ouvrage de la société d’autoroute ESCOTA (responsable de la partie sud du tracé) 398 . Outre les avantages contradictoires, discutables et discutés aux plus haut niveaux du projet, son coût, initialement de environ 4 milliards de francs, frise aujourd’hui les 20 milliards si l’on y intègre la gestion du noeuds grenoblois. S’il se confirme malgré toutes les difficultés, le projet A 51 sera une bien triste illustration 399 des défaillances d’un système politique capable par pauvreté des décisions des pires gaspillages économiques et sociaux.

Notes
398.

BONHEME Philippe, « A51, l’autoroute de la disorde » dans Alpes Magazine, n°36, nov.-déc. 95.

399.

Une de plus, après notamment le fiasco de Superphénix, et le choix de construction du canal Rhin-Rhône financé non pas sur fonds publics du budget des transports (ce qui aurait permis vraiment révéler les préférences politiques), mais par EDF.