2°) La citoyenneté contre la dépendance croissante à la route : l’exemple des référendums Suisses

Cet exercice de la démocratie est notamment vital pour imposer des choix difficiles face à la dépendance croissante de la société à l’automobile. La majorité des individus est en effet attachée à l’usage de son automobile, tout en étant prête à manifester dans une élection sa préférence pour une ville moins envahie par l’automobile. Une grande partie des individus est en effet disposée à renoncer à l’usage de l’automobile si des limitations sont imposées à tout le monde, et si il existe une alternative en transports publics plus attractive. Le président de l’Union Internationale des Transports Publics François Peter (1990) 406 va dans ce sens lorsqu’il dit qu’il faut accepter le risque de la démocratie :

‘« Il ne faut pas avoir peur de la démocratie. Par principe. mais aussi, parce que la démonstration a été le plus souvent faite -dans les villes italiennes, à Genève, à Grenoble,- que la consultation des électeurs constituait le contrepoids le plus puissant à l’extension de la congestion automobile. Il faut soutenir l’extension de la pratique du référendum d’initiative local : quand il s’agit de la gestion de la vie de tous les jours, l’arbitrage des électeurs se révèle plus efficace que les débats d’experts ».’

Finalement, l’élément fondamental est que, contrairement à l’image de l’électeur égoïste voire populiste véhiculée chez une certaine élite de tradition saint simonienne, l’électeur est le plus généralement doté de bon sens. L’exemple frappant de Strasbourg montre qu’un projet de transport bien conçu, adapté aux besoins mais correspondant à une « révolution » dans la façon d’entrevoir la relation entre la ville et l’automobile, est finalement plébiscité par l’électeur.

Werner Brög (1993) 407 montre ainsi dans nombre de ses enquêtes dans des villes européennes l’écart flagrant entre les préférences des individus (en majorité, selon les enquêtes en faveur de restrictions de la circulation automobile) et la perception de ces préférences par les décideurs et experts (qui estiment que les individus ne sont pas prèts à sacrifier une partie de l’usage qu’ils font de leur automobile). En fait, note Werner Brög, les décideurs politiques et experts sont en majorité des hommes « à la fleur de l’âge », groupe de population dont l’usage de l’automobile est très supérieur à la moyenne. Leur grand usage de l’automobile les conduit ainsi à sous-estimer fortement la disposition d’une majorité d’individus à accepter des restrictions de son usage au profit d’un meilleur environnement.

L’exemple de Zurich illustre à merveille cet état de fait, dans la mesure où ce sont des référendums d’initiative populaire qui ont conduit à la remise en question à la fois d’un projet d’enterrement des tramways en centre ville, et d’un projet de métro, projets qui recueillaient pourtant l’assentiment de l’ensemble des décideurs politiques et experts en transport 408 . Aujourd’hui, Zurich, dont le centre est sillonné par un nombre impressionnant de tramways en surface, est souvent citée comme exemple de réussite d’une politique des transport alternative à l’automobile (La part modale des TC étant de 50% sur l’agglomération, et de 80% dans le centre).

Ainsi, c’est bien l’exemple Suisse qui montre de façon frappante comment un peuple très attaché à l’automobile peut paradoxalement être capable de choix politiques radicalement contre la mobilité routière. Il est intéressant de noter que l’intérêt de l’exemple suisse de démocratie directe n’a pas échappé à Hayek (1946) 409  : « la démocratie n’a nulle part bien fonctionné sans une large autonomie des gouvernements régionaux, offrant une école d’éducation politique aussi bien au peuple qu’à ses futurs dirigeants. Là ou l’échelle politique grandit au point que seule la bureaucratie dispose d’une formation suffisante pour l’embrasser, l’impulsion créatrice de l’individu doit disparaître. Je crois que l’expérience des petits pays comme la Hollande ou la Suisse renferme beaucoup de choses dont même les riches et grands pays peuvent bénéficier. »

Si la Suisse a un des taux de motorisation automobile les plus élevés d’Europe, elle possède aussi parallèlement un système de transport public d’un niveau unique au monde. Face à la contrainte écologique, la politique des transports Suisse est ainsi particulièrement avancée. Mais laissons Philippe Bovy présenter pour nous l’exemple Suisse :

« L’omniprésence des préoccupations environnementales et les particularités du processus décisionnel fédéraliste en démocratie directe ralentissent, rendent beaucoup plus onéreux et dans certains cas paralysent le développement de nouvelles infrastructures de transport. (et notamment : « le système autoroutier suisse sans péage décidé en 1960 est actuellement réalisé à 81%. C’est un réseau constitutionnellement bloqué dans sa structure et sa longueur ».) Dans un tel contexte, les options ouvertes se limitent souvent à « tirer le meilleur parti des réseaux existants », en cherchant à :

« Le système de transport public suisse, notamment sa forte composante ferroviaire, est un cas particulier pour diverses raisons :(...)

Fin 1993, les suisses ont en outre voté pour l’interdiction de tout transit routier de marchandises à échéance de 10 ans. Ce vote avait pour corollaire connu le gel de tous les projets autoroutiers susceptibles d’induire de nouveaux trafics routier de transit 411 . Ainsi, entre le développement du réseau autoroutier et la réduction du nombre de poids lourds sur ces autoroutes, la démocratie directe a tranchée, plutôt que « l’administration centrale ». Notons par ailleurs la cohérence d’un tel vote avec le vote des projets du St Gottard et du Lötschberg : l’interdiction du trafic représente un facteur qui va inciter une réalisation des tunnels ferroviaires au plus vite, et augmenter sensiblement leur rentabilité financière.

A propos de ces tunnels, si la Suisse s’est engagée dans une option qui va peser lourdement pour 20 ans sur les finances publiques, et donc sur la pression fiscale, c’est à la suite d’un vote majoritaire, et non d’une décision technocratique (contrairement par exemple au programme nucléaire français). La Suisse n’échappe pas bien sûr aux « erreurs » : c’est ainsi que les Chemins de Fer Fédéraux sont en déficit chronique. Cependant, contrairement à d’autres pays européens, on peut affirmer que sur le long terme, les options en matière de politique des transports qui sont choisies ont une certaine cohérence : non extension du réseau autoroutier (au delà de ce qui est prévu), norme d’autoroutes d’aménagement du territoire réduite 412 , augmentation des taxes sur l’essence et poursuite de l’amélioration des transports publics et ferroviaires.

Le débat qui a lieu entre la Suisse et l’Europe à propos du transit alpin illustre bien dans quelle mesure l’enjeu écologique se situe entre la liberté de l’homme et son « asservissement » à l’efficacité économique (de court terme...) : pour le continent européen, une telle efficacité économique demande le développement de transports rapides au moindre coût pour la collectivité, c’est à dire la poursuite de la croissance du transit routier à travers les vallées alpines, appuyée s’il le faut par de nouveaux axes autoroutiers. La liberté de l’homme, en l’occurrence, celle des habitants des vallées suisses du Tessin et de la Reuss, consiste dans le droit de faire jouer la démocratie pour ne pas être « déportés » loin de leur vallée parce qu’elle est devenue bruyante, polluée, régulièrement congestionnée, c’est à dire invivable.

Ce n’est pas l’écologie, qui a un coût économique, c’est un certain humanisme démocratique. En fait, l’exemple Suisse illustre à merveille dans quelle mesure la valorisation des préférences sociales (en l’occurence ici, des préférences pour l’environnement) ne peut venir que d’une « écoute individuelle de la nature ». C’est ainsi de la base, à partir de l’initiative individuelle de montagnards d’un petit pays marginal mais qui souffre particulièrement des nuisances routières que remontent jusque dans toute l’Europe le problème de la valorisation de ces nuisances.

Il est classique d’entendre, notamment dans les milieux de tradition saint simonienne, la critique facile de l’égoïsme de la politique Suisse des transports accusée de syndrome de NIMBY 413 . Nous avons vu les limites de telles accusations. En effet, ce qui est en Suisse effectivement de l’égoïsme n’est pas seulement que cela. C’est aussi, et tout en même temps, le moyen de mise en relief de problèmes environnementaux de dimension européenne.

Notes
406.

PETER, François (1990), Président de l'Union des Transports Publics, in Transport Public, avril 90.

407.

BRÖG, Werner (1993), Changer de comporteement, c’est d’abord changer d’état d’esprit in Marketing et qualité de service dans le transport public, table ronde 92 CEMT.

408.

CERTU (1995), Les transports collectifs de surface en site propre, études de cas en France et à l’étranger.

409.

HAYEK, Friedrich A., 1946, La route de la servitude, Quadrige / Presses Universitaires de France.

410.

BOVY, Philippe (1991), Le réseau ferroviaire suisse : un modèle à suivre ? Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

411.

Ce qui conduit notamment à la réduction à une chaussée du projet de l'autoroute du Valais N9 de Sierre à Brig, et à l'abandon du projet d'élargissement de l'autoroute du San Bernardino N13.

412.

"semi-autoroutes", à deux ou trois voies

413.

« Not In My Backyard », voir chapitre précédent