Conclusion de la deuxième partie

Nous avons cherché dans notre deuxième partie à apporter un éclairage à l’analyse économique, et plus particulièrement à l’économie du bien-être. En nous inspirant des démarches méthodologiques institutionnalistes et sociologiques, nous avons ainsi commencé par nous détacher de l’hypothèse de rationalité individuelle utilitariste, ou du moins par l’enrichir d’une seconde rationalité individuelle du citoyen, à laquelle nous avons attaché une fonction de préférence des citoyens. Refusant la vision mécaniste du problème de l’agrégation des préférences individuelles, nous considérons en outre que cette fonction de préférences des citoyens est elle même distincte de la fonction de choix publics. Notre hypothèse de distinction de fonctions préférences est fondamentale dans l’analyse du secteur des transports : elle nous permet d’éviter l’erreur de l’assimilation de l’intérêt collectif au choix de satisfaction des demandes marchandes de mobilité. Face à ces légitimes demandes marchandes existent des préférences sociales ou des citoyens plus réservées face à cette mobilité, et qui loin d’être irrationnelles, sont tout aussi légitimes.

Nous considérons en outre que les préférences marchandes, sociales ou des citoyens, politiques, n’existent pas en soi, a priori, mais se révèlent de façon dynamique à travers l’élaboration et l’évolution des structures et institutions collectives, c’est-à-dire notamment en fonction des possibilités de satisfaction. Nous montrons alors comment l’externalisation des valeurs sociales du développement de sociétés modernes toujours plus complexes conduit de façon dynamique à amener les choix individuels marchands et les choix publics à diverger des préférences des citoyens. Nous soulignons notamment le risque d’atrophie de préférences sociales ou des citoyens qui ne trouvent pas de champs d’expression, de valorisation et de satisfaction. Parallèlement, les choix politiques censés corriger ce manque de satisfactions sociales ne répondent plus à cette fonction lorsque des prérogatives croissantes entraînent un Etat trop puissant, centralisé, éloigné des citoyens, et lorsque les choix politiques deviennent trop dépendant des « avis d’experts » scientifiques.

Nous voyons ainsi que l’externalisation des valeurs sociales ou des citoyens, dont les préférences divergent des choix marchands comme des choix publics effectifs, a pour conséquence non pas une simple « perte sociale nette », mais une spirale d’insatisfaction sociales, d’individualisme et de désintégration sociale révélée par des signes inquiétant de dégradation de la citoyenneté, spirale qui n’est pas loin du concept sociologique d’anomie. En fait, et paradoxalement, l’individualisme qui coupe le lien social de l’individu à la société laisse le champ libre aux pouvoirs étatiques et technologiques et amène finalement une réduction des libertés. Lorsque nous déclinons cette interprétation de l’externalisation des valeurs sociales ou des citoyens au problème du développement de la mobilité individuelle en milieu urbain, nous observons effectivement que les modèles urbains liés au développement de l’automobile favorisent l’anomie : processus de replis sur soi individualistes et communautaires, désintégration des liens sociaux entre l’individus et la société. Les espaces d’échange, de rencontre, de convivialité disparaissent au profit d’espaces impersonnels de transit, reliant entre eux des guettos, des espaces ou règnent des ségrégations sociale et raciale.

Nous soulignons alors l’enjeu de l’expression de la citoyenneté dans la recherche d’une nouvelle convergence entre les préférences sociales ou des citoyens, les choix marchands et politiques. Nous constatons que pour un individu vivant en société, le problème de l’internalisation est fondamentalement de faire passer la liberté de la sphère individuelle à la sphère collective. Cela nous amène à associer les principes d’internalisation des valeurs sociales et de participation des citoyens aux structures et institutions collectives. A travers cette association, nous découvrons des valeurs propres au principe d’internalisation, valeurs de liberté et de socialisation.

En ce qui concerne les choix d’infrastructures de transport, notre démarche est tout à fait antagoniste de l’idée illusoire selon laquelle une internalisation des valeurs sociales pourrait être s’inscrire dans une démarche « d’optimisation » a priori des choix d’investissements 417 . C’est plutôt au travers des processus de décision, processus ouverts, modestes, encadrés d’institutions politiques qui donnent aux citoyens de véritables moyens de recours face à aux décisions publiques, que peuvent émerger des décisions d’infrastructures de transport plus riches et convergeant vers les préférences sociales des individus. La légitimité des décideurs politiques ne leur donne pas pour autant le privilège de la compétence, ni ne les met à l’abri des risques bureaucratique et technocratique : c’est l’acceptation de possibles oppositions à ses décisions qui peut enrichir le décideur des meilleures prises de conscience. Sans être forcément suffisantes, de telles institutions n’en sont pas moins indispensables à l’internalisation des préférences sociales.

Revenant à l’essence même des principes de la démocratie, nous constatons effectivement la primauté de la méthode de révélation des préférences sociales sur ces préférences elles-mêmes. Ces préférences sociales ou des citoyens, « les buts » de la société, sont en effet indéterminés, et ne sont révélés indirectement que à travers la méthode qui les valorise. Les choix de société liés au problème de l’internalisation des valeurs sociales dans le développement économique se situent plus sur les méthodes de valorisation et d’internalisation que sur les valeurs à internaliser. La question de la valorisation des préférences sociales est ainsi une question fondamentale qui demande un choix collectif sur la révélation des préférences collectives.

Notre interprétation élargie de l’externalisation et de l’internalisation nous amène à proposer une définition du « développement durable » suivant une hypothèse de choix d’internalisation. Nous partons du constat selon lequel qu’on le veuille ou non, le développement de la société dans un monde fini amène et amènera des contraintes d’organisation collective croissantes. Nous nous rendons alors compte que l’enjeu d’un développement durable se situe finalement au delà d’un simple conflit technique entre économie et environnement. L’alternative est plutôt entre une société mariant individualisme absolu et Etat absolu, que redoutait Tocqueville, et une société obéissant à une définition exigeante de la démocratie impliquant une participation effective des citoyens aux structures et institutions collectives. Entre ces deux modèles se situe un choix de société premier. L’enjeu du développement durable est finalement un enjeu en termes de qualité de vie, qualité interprétée dans le sens des idéaux humanistes de socialisation des individus et de liberté de maîtrise individuelle et collective du développement. Notamment, en ce qui concerne la définition politique d’une mobilité urbaine durable, le choix de l’internalisation des valeurs sociales implique nécessairement un choix de formes urbaines plus favorables à la socialisation et à l’exercice de la citoyenneté.

Nous allons voir en troisième partie comment, supposant le problème de l’internalisation des valeurs sociales dans les choix d’investissements réglé, la théorie économique peut s’appuyer sur les valeurs révélées par ces choix d’investissement pour proposer des principes d’internalisation des valeurs sociales dans les systèmes de tarification.

Notes
417.

Nous avions montré en premier chapitre dans quelle mesure le politique ne relève pas du même processus d’accumulation et d’optimisation qui caractérise l’outillage. Nous avions ainsi cité Paul Ricoeur (1991) qui précise : « L’expérience politique n’est jamais une expérience acquise ; progression et régression sont possibles », in Lectures 1 autour du politique, 412p. Seuil.