2°) Le cas particulier des transports en espaces rares et en milieu urbain

Il est intéressant de noter que plus l’espace disponible est rare, plus la gestion de cet espace tend à devenir publique. C’est ainsi, pour prendre deux exemples extrêmes, que ce qui a été possible aux Etats Unis du fait de la profusion d’espace ne l’est pas en Suisse. D’un coté, la politique des transports américaine a toujours été, et est encore aujourd’hui, marquée par le respect des préférences individuelles sur le marché, c’est-à-dire par le développement de réseaux autoroutiers toujours plus denses, et par la quasi-inexistence des transports publics. De l’autre le contexte législatif Suisse concernant l’espace (loi sur l’aménagement du territoire de 1979) incite directement les collectivités responsables à favoriser les transports non gourmands en espaces. La politique suisse des transports, par exemple, « postule que le développement routier et autoroutier a des limites incontournables et qu’une alternative crédible à l’automobile doit être activement recherchée en misant sur la modernisation de l’ossature ferroviaire, cela en concordance avec les objectifs de maintien du niveau de mobilité et de protection de l’environnement, des sites, et des paysages » 437 (Bovy, 1991). De telles politiques publiques reviennent en fait à mettre en place des investissements volontairement surdimentionnés (politiques de pistes cyclables précédant une culture de l’utilisation du vélo, politiques TC contraires aux préférences individuelles pour la VP...) pour attirer la demande et inciter des reports modaux. Ces surinvestissements sont bien entendus caractérisés par des rendements marginaux croissants.

Cette comparaison entre deux exemples que tout oppose sur le plan de la politique des transports permet de montrer pourquoi l’analyse marginaliste, qui peut être pertinente lorsque l’espace est illimité, s’écarte de la réalité lorsque l’espace devient rare et que la gestion des transport obéit à une rationalité qui dépasse les choix marchands individuels pour obéir à des préférences de structure pour une gestion collective de la rareté. Cette rareté génère en effet des coûts externes, complexes, importants, voire dominants dans la composante du coût social global, et l’approximation de la réalité par le modèle néoclassique nécessite de telles prises de positions normatives sur la valeurs des externalités, que la vision analytique proposée prend une pertinence incertaine.

Anthony Perl et J-D Han (1994) 438 expliquent notamment les limites d’une approche purement économique du problème de la mobilité urbaine :

‘« Downs (1992, 136 439 ) states, « long average commuting trips in general, and traffic congestion in particular, both increase the emissions discharged into the atmosphere. »Thus, once a pricing mechanism designed to reduce congestion is implemented, a drop in traffic jam will lead directly to reductions in energy consumption and air pollution. But extrapolating from the expanding supply of new infrastructure, Newman and Kenworthy have claimed just the opposite, that freely flowing traffic induces more vehicles-kilometres of travel, leading to more fuel consumption, and more auto emissions.
« They demonstrate that road expansion and development will reduce congestion and promote « fuel-efficient traffic ». But new urban road infrastructure is also likely to increase total traffic volumes, the average distances of auto trips, total fuel consumption, and total auto emissions. They conclued that there is a fundamental trade-off between fuel efficient traffic and « fuel-efficient cities » (Newman and Kenworthy, 1988 440 ) » (...)
« While traffic will flow more smoothy, the roads will fill with more vehicle travel in total, and the air will fill with more harmful emissions. For exemple, Smith (1992 441 ) has found that Singapore’s congestion pricing policy has failed to stop the growth of either vehicle ownership or total traffic volume. (...)’

Antony Perl et J-D Han montrent ainsi que l’application d’une régulation des transports urbains fondée sur la demande de mobilité des consommateurs, même enrichie de l’internalisation de certains coûts externes technologiques identifiés, conduit ainsi nécessairement (si elle est effective, puisque c’est son but) à un résultat contraire à ce que pourraient préférer les citoyens : en l’occurrence la poursuite de l’augmentation des trafics routiers et des dégradations de l’environnement. Ceci du fait d’interactions non marchandes nombreuses, importantes, complexes, qui ne peuvent se résumer à une internalisation partielle.

Dans le même sens, un rapport du CETUR (1994) 442 , présentant différents types de péage urbain (financement, régulation, environnement) note les limites d’une telle régulation économique : « les zones concernées par ce type de mesures risquent de perdre leur compétitivité par rapport à d’autres susceptibles d’offrir gratuitement le même service « déplacement ». (...) Dans le cas du péage de zone, on crée une différence de traitement entre les habitants et les activités, selon qu’ils se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone concernée. Les habitants les plus défavorisés risquent de se retrouver à l’extérieur de ce périmètre à cause du prix du foncier, ce qui les pénalise pour leurs déplacements domicile-travail et pour l’accès aux activités urbaines (services administratifs, activités culturelles, commerces...) ». Même dans le cas ou le péage est théoriquement satisfaisant, sa mise en application pratique rencontre des limites qui peuvent dénaturer sa philosophie (ambiguïtés entre péage de régulation et péage de financement notamment).

Notes
437.

BOVY, Philippe (1991), Le réseau ferroviaire suisse : un modèle à suivre ?Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

438.

PERL A., HAN J-D (1994), Automotive Pricing and Sustainable Mobility, paper for the Ecomove Conference on Land-Use, Lifestyle and Transport, Kassel, Germany, May 25-27, 1994, pp. 4-6.

439.

DOWNS, A. (1992), Stuck in Traffic: Coping With Peak Hour Traffic Congestion, Washington, D.C.: Brooking Institution.

440.

NEWMAN, P., KENWORTHY, J. (1988), The Transport-Energy Trade-Of: Fuel Efficient Traffic Versus Fuel Efficient Cities, in Transportation Research, volume 22A, Number 3.

441.

SMITH, P. (1992), Controling Traffic Congestion by Regulating Car Ownership, in Journal of Tranport Economic and Policy, January, pp.89-95.

442.

CETUR (1994), Les enjeux des politiques de déplacement dans une stratégie urbaine, pp. 334-335.