1°) Le cas particulier de l’internalisation des externalités pécuniaires de structure dans les choix de transports urbains

Il n’existe pas de fatalité au développement des « externalités pécuniaires de structure » des déficits des transports collectifs. Gerhard Heimerl (1992) 500 insiste sur le fait que plus que de subventions, l’attractivité des transports publics dépend de véritables choix politiques en leurs faveur. « Seul un partage conséquent de la voirie ainsi que la priorité aux feux de signalisation pour les bus et tramways peut permettre une amélioration des temps de trajets relativement favorable au TC, d’une part par une accélération des vitesses TC, et d’autre part par une limitation de l’espace dévolu aux VP ». Cette conclusion est cohérente avec l’analyse des transports urbains proposée par Alain Bonnafous : seuls des choix de répartition de la voirie résolument en faveur de TC de surface, peuvent représenter un alternative à une éviction progressive des TC et à une explosion de la crise de financement de TC « lourds » 501 (Bonnafous, 1989). Mais une limitation de la circulation VP n’est possible que si les TC représentent une véritable alternative. Gerhard Heimerl ajoute en effet : « Toutes ces mesures (de limitation de la circulation VP) représentent un ensemble : elles ne sont applicables et concrétisables seulement dans la mesure où une offre TC de qualité est à disposition comme alternative à la VP. »

Cette performance des TC ne va pas de soi : limiter l’espace de circulation automobile au profit de TC qui seraient peu adaptés représente un risque non négligeable de dépérissement des centres villes au profit de zones périphériques plus accessibles en automobile. Ainsi, si la mise en place d’une offre TC performante est impossible sans un partage de la voirie, ce partage de la voirie ne peux s’effectuer sans risques qu’au profit d’une offre TC jugée attractive par les automobilistes. Internaliser les « externalités pécuniaires de structure » des politiques des transports est nécessairement lié à une meilleure connaissance de la demande, et notamment des dispositions des individus à utiliser les TC de la part de décideurs qui sont rarement utilisateurs.

Une internalisation des coûts d’environnement des transports urbains qui viserait un désengagement financier de la collectivité est ainsi possible : elle consiste pour la collectivité à vraiment assumer ses préférences et à aller jusqu’au bout de la logique de complémentarité. Une telle logique de complémentarité modale nécessite plus de courage politique que d’investissements TC lourds : en effet, elle ne peut échapper à la nécessité d’un partage de la voirie entre ses différents usagers (VP, TC, cyclistes, piétons...). Il s’agit en effet moins de subventionner les TC que de les mettre en condition d’être performants.

Au delà de la seule régulation des transports Gerhard Heimerl insiste particulièrement sur l’importance d’un urbanisme contrôlé en coordination avec la planification des transports, ce qui permet d’une part une amélioration de l’offre globale de transport à un coût moindre, et d’autre part une amélioration des conditions de vie par un meilleur contrôle des nuisances des transports. « Un consensus poursuit son chemin, sur le fait qu’il ne peut pas y avoir de ville où l’automobile a tous les droits. (...) Il s’agit donc, dans le cadre d’une planification de la ville et des transports intégrée, d’assurer un partage des tâches satisfaisant entre les transports publics et individuels (...). « L’objectif général devrait être dans ce cadre de développer dans la ville autant de TC que possible, et autant de VP que nécessaire. A ce propos, la question : « combien de VP est nécessaire » sera encore vivement discutée. »

Le « partage de la voirie », la « coordination transport-urbanisme » sont souvent considérés comme voeux pieux et inaccessibles. Effectivement, aussi bien le partage de la voirie que la maîtrise de l’urbanisme se heurtent à des résistances lourdes. Il ne revient pas à l’économiste de dire ou et comment de telles mesures doivent être mises en place. Par contre, mettre en relief les externalités pécuniaires qu’engendrent l’absence de telles mesures est de son ressort. Par la suite, seule un principe de contraintes-incitations peut amener les décideurs à une internalisation. Plus précisément, nous retrouvons le principe suivant lequel seule une contrainte d’équilibre budgétaire peut conduire les décideurs politiques à arbitrer en faveur d’un partage plus équitable de la voirie et en faveur d’une occupation des sols moins laxiste.

Effectivement, en France, « Le CNT (Conseil National des Transports) souhaite que les aides de l’Etat soient davantage ciblées sur des projets qui privilégient l’efficacité économique et sociale des dessertes et qui sont en faveur d’un meilleur partage de la voirie au profit des véhicules de transport collectif » (Bernadet, Baumstark, 1993) 502 . Le CNT (1994) 503 , dans un rapport plus récent préconise aussi un conditionnement des aides publiques aux collectivités locales à la mise en place :

  • de « contrats de déplacement urbain », au sein de « périmètre des transports périphériques et urbains », ceci afin d’obtenir une vision globale du système de déplacement, qui dépasse les frontières administratives des villes et les frontières entre les différents modes de transport
  • d’instauration d’un volet « déplacement » dans les POS (pIII), et l’introduction « dans la réforme en cours du Code de l’Urbanisme des dispositions liant plus clairement et plus efficacement l’occupation de l’espace et l’organisation (multimodale) des déplacements ».

De telles mesures sont fondamentalement des mesures d’internalisation d’externalités pécuniaires des transports urbains. En définitive, nous rejoinions Rothengatter (1989) 504 qui précise : « le développement des TC n’est pas un but en soi. Une société qui ne connaît comme objectif exclusif que l’amélioration de son bien être matériel, et qui, pour résoudre les problèmes liés à son développement matériel, compte sur l’intelligence des générations futures, peut continuer son chemin en se passant des TC. Si toutefois la qualité de la vie urbaine, la bonne santé des être humains, l’équilibre écologique de la nature sont des objectifs visés, l’importance des TC va devoir augmenter dans un avenir prévisible. (...) Bien évidement, certes, une politique des transports écologique ne peut être gratuite. Une telle orientation doit être liée à une augmentation du coût des transports, et plus précisément plus que proportionnelle dans les secteurs où la contrainte d’environnement est problématique. ».

  • Les choix technologiques ne sont pas neutres du point de vue de l’internalisation : l’exemple du concept de « tramway ferroviaire » léger de Karlsruhe 505

L’évolution tendancielle de la motorisation des ménages va vers une quasi-disparition à terme des usagers captifs des TC : sauf à disparaître (ou du mois à rester cantonnée aux moins de 18 ans et aux invalides), l’offre TC doit être définie dans l’optique d’une reconquête d’usagers possédant une automobile, notamment dans les espaces périurbains. Pour cela, enquêtes et constatations empiriques tendent à montrer que seul le mode ferré est vraiment en mesure de reconquérir la clientèle VP (image, confort, agrément du voyage, espace, stabilité, sécurité, ponctualité...). De plus, l’idée d’une correspondance est tout à fait dissuasive, car elle représente un désagrément fort et une source d’incertitude sur le temps de trajet. Enfin, l’enterrement des TC est dissuasif pour une grande partie de la clientèle potentielle (tristesse du voyage, stress et insécurité ressentis chez une majorité des femmes et de personnes âgées).

C’est l’ensemble de ces constats qui a conduit à la définition d’un matériel roulant « tramway ferroviaire », léger, capable d’assurer des relations « porte à porte » sans correspondances et rapides. La compatibilité ferroviaire autorise l’utilisation d’infrastructures existantes entre le centre et la périphérie (vitesse de 100 km/h). Les circulations type tramway aux extrémités permettent des dessertes fines des quartiers centraux et périurbains. La légèreté du matériel permet de multiplier le nombre d’arrêts sur les infrastructures ferroviaires existantes au plus près des zones urbanisées sans perte de temps de trajet par rapport à l'offre ferroviaire classique initiale. Cette légèreté permet en outre à terme la diffusion d’une offre diversifiée dans l’ensemble des secteurs périphériques urbanisés (et non pas massifiée sur un nombre réduit de secteurs). Le choix d’une circulation en site propre de surface en centre ville, économe en investissement, permet en outre de meilleures correspondances avec les réseaux urbains, ainsi qu’un meilleur agrément de voyage.

D’un point de vue économique, le concept de « tramway ferroviaire » est un système fortement lié à une internalisation des coûts externes des transports urbains. Sur le plan de l’environnement son succès auprès des automobilistes est suffisant pour briser la tendance à l’accroissement de la mobilité routière. Son insertion dans la cité peut aussi donner lieux à des opérations d’amélioration de l’environnement urbain. Sur le plan des finances publiques, c’est un concept qui demande une volonté politique forte d’un partage équitable de la voirie mais qui est limité en investissements (utilisation de voiries urbaines et de voies ferrés existantes). Ainsi, contrairement à des investissements lourds type métro ou RER classique, qui reportent des coût écologiques et budgétaires sur les générations futures, le « tramway ferroviaire » est un concept nécessairement lié à une véritable révélation des préférences des décideurs politiques quand à l’avenir de la cité. Le bilan de la mise en place de l’offre « tramway ferroviaire » entre Karlsruhe et Bretten en 1992 est aujourd’hui le suivant : -multiplication du trafic par 600% ; -part modale de environ 35% du trafic motorisé (contre environ 10% pour le ferroviaire « classique ») ; -40% de la clientèle du « tramway ferroviaire » utilisait auparavant l’automobile. Le succès de la ligne Karlsruhe - Bretten a conduit la ville de Karlsruhe et la société responsable des transport en commun à développer un concept qui s’étendra à terme à l’ensemble des axes à forts trafics pendulaires de la région de Karlsruhe.

Notes
500.

HEIMERL, Gerhard (1992), Umwelt- und stadtverträgliche Verkehrsplanung in Ballungs- und Verdichtungsräumen, Internationales Verkehrswesen 6-92.

501.

BONNAFOUS, Alain (1989), Les instruments économiques dans la gestion des transports urbains, dans TRAVAUX DE LA CONFERENCE INTERNATIONALE SUR L'ENVIRONNEMENT URBAIN ET LE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE, OCDE/Sénat de Berlin, Berlin.

502.

BERNADET, Maurice, BAUMSTARK Luc (1993), Le financement des transports par les pouvoirs publics en France LET.

503.

CNT (1994), La complémentarité entre voiture particulière et les transports collectifs en zone urbaine, rapport du groupe de travail du CNT sous la présidence de Alain Bonnafous.

504.

ROTHENGATTER, Werner (1989), Alternative Entwiklungslinien für den öffentlichen Personnahverkerhr im Vergleich, in : Der Nahverkehr, Heft 6/1989.

505.

d’après LUDWIG, Dieter, EMMERICH, Horst, IN DER BEEK, Martin, (1994), Erfahrungen mit der ersten Stadtbahn auf Bundesbahngleisen, in Der Nahverkehr, 1-2/94.