Conclusion générale

« Loin de la sérénité des atomes, des molécules et des planètes, la loi la plus sage dépassera les injonctions d’une utopie logique pour s’insérer, le moins mal possible, dans les méandres d’une réalité contradictoire ».
Hubert Reeves (1990) 513

Notre thèse a reposé sur trois partie représentant chacune une relative unité, mais qui sont aussi liée les unes aux autres par des liens étroits. C’est sur ces liens que nous allons insister dans la conclusion générale de notre travail.

Dans la première partie, nous avons présenté les principes théoriques définissant les effets externes technologiques, interactions non marchandes affectant les utilités. Nous avons montré comment la théorie marginaliste peut, moyennant certaines hypothèses dont la référence à une fonction de bien être collectif n’est pas des moindres, amener à identifier et valoriser un certains nombre d’effets externes technologiques, et cela notamment dans le secteur des transports. Nous ne discutons pas le principe de l’internalisation de ces effets, principe qui permet d’intégrer dans le marché notamment des biens environnementaux, par une démarche d’évaluation suivie de tarification.

Cherchant cependant dans quelle mesure cette analyse correspond bien aux besoins de la réalité qu’il s’agit d’interpréter, nous relevons deux niveaux principaux d’insuffisance :

Ces deux insuffisances nous poussent à chercher une théorie des effets externes enrichie, qui permette de rapprocher la théorie de la réalité. Pour cela, nous choisissons au préalable d’effectuer un détour sociologique et institutionnaliste dont le but est d’enrichir notre vision du problème des valeurs sociales.

Nous amorçons ce détour en adoptant une méthodologie qui complète l’individualisme d’un holisme relatif. Nous adoptons alors le principe de deux distinctions, observées dans de nombreuses analyses philosophiques et sociologiques : d’une part, entre les choix du consommateur et les préférences sociales des citoyens, d’autre part, entre les choix politiques et ces préférences sociales ou des citoyens. Ces distinctions nous permettent d’établir un diagnostic élargi du problème de l’externalisation des préférences sociales dans les sociétés modernes. Nous montrons dans quelle mesure ce problème est directement lié au problème du déficit de citoyenneté. La mise en relief de divergences croissantes entre préférences individuelles sociales, choix marchands et choix publics, nous conduit effectivement à faire le parallèle entre externalisation des valeurs sociales et le concept sociologique d’anomie qui traduit un phénomène de désintégration de l’individu à la société, et de crise de la citoyenneté.

Cette interprétation de l’externalisation en termes d’anomie nous amène à lier internalisation et participation des citoyens aux choix collectifs. Nous découvrons alors que le principe d’internalisation possède intrinsèquement ses valeurs propres : les valeurs de liberté et de socialisation. En opposant Saint Simon à Tocqueville, nous voyons que le choix de la nature des structures et institutions chargées de répondre aux besoins sociaux a une incidence sur la nature même de ces besoins sociaux. Nous découvrons alors dans quelle mesure l’internalisation, intimement liée à la conception de la démocratie de Tocqueville, consiste finalement en un choix social premier. L’internalisation des valeurs sociales représente un choix fondamental sur les moyens de construction des choix collectifs. Ce choix prend acte du caractère indéterminé des « fins » sociales et consiste, pour reprendre les termes de Max Weber, à passer d’un principe de « rationalité sur les fins » à un principe de « rationalité sur les valeurs ». En ce qui concerne ces dernières nous montrons que le choix de l’internalisation obéi à une préférence sur les valeurs de liberté du citoyen et de socialisation plutôt que sur les valeurs saint simoniènnes de « supériorité de la science ».

Supposant le problème de la valorisation des préférences sociales dans les choix politiques réglé, nous adoptons en troisième partie une analyse économique des externalités relativisée aux choix politiques. Cette analyse nous amène à définir une externalité pécuniaire image des divergences entre raretés marchandes et raretés révélées par les choix politiques. Ces choix peuvent en effet diminuer la rareté de biens en favorisant leur production avec des investissements publics précédant la demande marchande, et augmenter cette rareté en rationnant leur production par rapport à la demande marchande. L’analyse marginaliste interprète de tels choix publics comme des sur- ou sous-investissements sous-optimaux. En nous référant à la légitimité des choix politiques, nous prenons le parti d’une analyse économique qui leur donne un sens social.

Nous précisions alors dans quelle mesure les externalités pécuniaires relatives à des choix de structure représentent une « erreur » entre ces choix de structure politiques et les choix marchands. Cette erreur laisse planer un doute sur la pertinence des choix politiques que nous avons adopté comme hypothèse. En effet, si le décideur fait un choix de régulation à travers un investissement d’infrastructure sans accompagner ce choix des mesures tarifaires et réglementaires qui seraient nécessaires à rendre cet investissement économiquement viable, il ne fait que la moitié du chemin nécessaire à la satisfaction de l’objectif qui est visé. L’externalité pécuniaire de structure révèle en ce sens une défaillance de l’intervention publique en terme de « non choix », ou de « choix inachevé ».

L’externalisation des externalités pécuniaires que nous avons défini se traduit effectivement d’une part par des déficits dans la production des biens dont la production est politiquement encouragée, et par des saturations dans la production des biens dont la production est rationnée. La mise en relation de la production de ces deux biens nous amène à mettre en avant le principe d’une internalisation par transferts de surplus des productions de biens dont la rareté sociale est supérieure à la rareté marchande vers les productions de biens dont la rareté sociale est inférieure à leur rareté marchande.

Une telle internalisation n’a pas seulement la vertu d’équilibrer le marché suivant les orientations contenues dans les préférences politiques. Une internalisation représente le véritable arbitrage politique qui confirme (ou infirme) l’orientation politique contenue dans le choix d’infrastructure. Les transferts nécessaires à l’équilibre budgétaire obligent ainsi le décideur à révéler ses préférences.

Nous retrouvons l’idée de notre seconde partie de primauté de la méthode sur les fins de la valorisation des préférences sociales. L’internalisation des externalités pécuniaires telles que nous les avons définie consiste en une méthode d’équilibre budgétaire d’un secteur d’activité qui contraigne les décideurs politiques à des arbitrages quels qu’ils soient. Notre analyse des externalités pécuniaires du secteurs des transports nous amène ainsi plus à mettre en relief des « non-arbitrages » de préférences contradictoires qui génèrent des coûts budgétaires et environnementaux non durables, plutôt que de proposer des objectifs dont nous avons adopté en seconde partie l’indétermination essentielle.

Nous voyons ainsi comment une telle internalisation consiste en soi en un choix premier et fondamental, choix de définir ou non des orientations politiques cohérentes. Si l’on se rapproche des conclusions de notre seconde partie, nous pouvons faire le parallèle entre le besoin de choix riches, c’est-à-dire effectués humblement dans le cadre de larges concertations (développement durable démocratique), et le besoin d’arbitrer des préférences généralement contradictoires (équilibre budgétaire). On pourrait être tenté de noter a priori une contradiction entre ces deux impératifs. Il existe pourtant au contraire une convergence entre ces deux éléments :

Cette conclusion est contre intuitive si l’on se réfère aux enseignements de l’analyse marginaliste présentés en première partie. La micro-économie présente en effet généralement le problème du développement durable en termes d’internalisation assurant un compromis nécessaire entre économie et préférences sociales, notamment en faveur de l’environnement. En rattachant le problème de l’internalisation au problème du fonctionnement démocratique, nous arrivons à monter que le développement durable implique un renforcement de la valorisation des préférences sociales dans les choix politiques ainsi qu’une mise en cohérence de ces choix politique avec la réalité marchande. Finalement, nous découvrons, au contraire, qu’un principe d’économie, c’est-à-dire de gestion de la rareté, interprétée dans un sens large, c’est-à-dire assortie de nombreux transferts est un allié objectif d’une internalisation assurant une convergence entre choix public et préférences sociales.

Dans le secteur des transports, nous arrivons à distinguer une démarche d’internalisation en trois parties complémentaires, correspondant aux trois parties de notre travail :

Notes
513.

REEVES, Hubert (1990), Malicorne, Reflexions d'un observateur de la nature, Seuil.