La question centrale de ce travail est l’analyse de la situation géopolitique qui prévaut autour d’une interaction asiatique majeure et litigieuse, autour de la dyade sino-indienne, en Himalaya. Elle mérite d’être posée même si un processus de règlement du litige frontalier a abouti le 20 août 1995 à la signature par les représentants indiens et chinois d’un accord sur le retrait des troupes stationnées dans l'est du massif himalayen près de Wandong, dans la Sumdorong chu5. Cet accord confirme la réelle volonté des deux gouvernements de mener à terme la normalisation de leurs relations aux frontières, amorcée en 1987, présentée dans les discours officiels comme n’étant plus qu’une question de temps.
Car la querelle n’est pas récente, et le présent travail est né de l’étonnement devant la permanence des références dans les discours des différents acteurs - impériaux, étatiques ou autres - accordées à certains lieux, à certaines frontières, ou plus encore à certaines situations géographiques. Autrefois pratique géographique de défense face à d’autres empires perçus comme agressifs, aujourd’hui frontières nationales, ces limites himalayennes courent à travers des espaces qui paraissent être des enjeux permanents.
A cet intérêt personnel pour le milieu de la haute montagne s’ajoute l’importance de l’analyse d’un espace où se pose avec une pertinence particulière de nombreuses questions relatives aux interactions entre des Etats qui relèvent de ce qu’on appelait le Tiers monde. C’est à dire : une horogenèse en partie imposée et remise en cause, des fonction de fronts et de sanctuaire, des intersections d’ensembles ethniques et religieux et la pérennité de représentations géo-idéologiques héritées. On y observe de plus les problèmes relatifs à l’intégration de périphéries par des empires ou des Etats nationaux, dans des conditions de milieu naturel défavorables à l’occupation humaine.
L’analyse des relations entre Etats et de leurs impacts territorialisés a longtemps été un champ de recherche réservé à des spécialistes des sciences politiques ou à des historiens des relations internationales. Si des géographes se sont attachés à ce champ de recherche, paradoxalement les références aux données relatives au milieu se limitent le plus souvent à l’analyse de ses effets - à grande ou à très grande échelle -, comme déterminants de la tactique ou du tracé des frontières. L’analyse des relations entre frontières, espaces frontaliers et pouvoirs politiques n’intègre donc que marginalement les données relatives au milieu naturel. Dans les Himalayas, les acteurs politiques et militaires nationaux sont confrontés à un milieu d’exception, tant par ses dimensions que par les contraintes à l’établissement ou à la circulation qu’il impose : les hautes montagnes entre l’Asie du sud et l’Asie du centre et de l’est constituent une donnée stratégique pour les Etats en présence, au même titre que leur population ou leur puissance militaire.
Dernier lieu d’affrontement entre troupes indiennes et chinoises, à l’été 1986, au nord-ouest de l’Arunachal Pradesh.