La Montagne Ou Le Rêve De La Barrière

La montagne en général et le massif himalayen en particulier se prêtent plus volontiers à la formulation de mythes et de légendes qu’à celle de revendications territoriales ou à l’éclatement de conflits frontaliers. Ce sont des « haut-lieux » 6  par excellence, des espaces ‘« saturé[s] de Sacré »’ selon l’expression de Mircea Eliade. En Asie du sud - sauf bien sûr pour les musulmans pour lesquels il ne constitue pas un référent religieux - l’Himalaya est d’abord la barrière monumentale qui clôt au nord une civilisation, désormais sédentaire, qui l’a substantivé comme ‘« domaine des neiges »’ 7.

L’Himalaya, lieu de refuge et berceau du Gange, est considéré en Inde comme source de vie et par là source de vénération ; déifié, il devient Himâvan, père d’Umâ et de Gangâ ; c’est le symbole de l’Inde qui abrite le trône inaccessible de Siva (le Mont Kailash), ainsi que celui de Parvati (le Gorisankhar) : ‘« Une montagne, surtout l’Himalaya [...] c’est de la terre qui essaye de se métamorphoser en ciel »’ 8. Il est l’objet de nombreux pèlerinages : Amarnath, Jwala Mukhi, Hardwar, Kedarnath, Badrinath, Gangotri et Yamnotri, Pasupat, et bien sûr, le pèlerinage le plus sacré de tous, celui au lac Manasarovar et au mont Kailash, pour lequel les gouvernements indien et chinois avaient su trouver un terrain d’accord, le dernier autorisant l’entrée annuelle de quelques centaines de personnes au Ngari9. Il constitue aussi la figure-clé de la cosmogonie du bouddhisme, qui est née au pied de la chaîne, à Lumbini, dans le Teraï népalais et dont les pratiquants fréquentent les mêmes pèlerinages que les hindous et même les sikhs.

C’est pourtant dans ce cadre que le 25 août 1959, des soldats indiens et chinois échangèrent des coups de feu, dans le secteur de Mygitun, amorçant un conflit frontalier entre les deux Etats dont Dorothy Woodman soulignait l’incongruité en ces lieux : ‘« Les Himalayas, pacifiques et isolés, devinrent une zone de controverses et de menaces »’ 10. En contradiction avec au moins un millénaire d’échanges commerciaux et culturels par-dessus la chaîne himalayenne, le conflit, qui connu son apogée à l’automne 1962, entraînant le gel des relations entre les deux Etats pendant presque trente ans et la fermeture quasi hermétique de leur frontière commune : au temps long des pratiques sociales et économiques transhimalayennes succède le temps court de la fermeture et de l’arrêt des échanges de biens, de services et d’idées.

Situation paradoxale dès lors que les frontières tracées en Himalaya sont en général perçues comme la combinaison idéale d’un massif montagneux et d’une frontière, d’une limite physique et d’une limite politique qui introduit une rupture majeure entre des Etats voisins. Selon la rhétorique traditionnelle de l’étude des frontières, cette association renvoie implicitement à un concept fort, celui de la frontière naturelle, où sont intimement associées les contraintes physiques et politiques pour constituer un paradigme, celui de la « bonne frontière ». Sa vertu repose tout d’abord sur la qualité du support physique - déjà obstacle - que la limite politique ne ferait que « surligner » et confirmer dans sa fonction : ‘« Sur au moins 1 500 miles cet immense mur continu de pics et de champs de neige isole l’Inde du Tibet ou de la Chine [...] une barrière telle qu’aucun mécanisme humain, qu’aucune invention diabolique ne peut attaquer avec une quelconque chance de succès »’ 11.

Mais cette barrière ne joue pas pleinement ce rôle. Sinon comment expliquer les tensions qui opposent Indiens et Chinois en cette fin de siècle, comme celles qui opposèrent Tibétains et Népalais au siècle dernier. Le massif himalayen offre en fait le paradoxe d’un système montagneux perçu comme infranchissable alors que la pratique humaine quotidienne en fait un espace de parcours, que la chronique événementielle en fit un espace de luttes et d’affrontements, guère plus calme que celui que constituait la plaine du Gange, 3 000 à 5 000 mètres en contrebas.

Question d’échelle peut-être, ainsi que d’angle de vue : cette perception ne reposerait-elle pas sur une vision réductrice du massif montagneux, selon une vision à la fois « olympienne » d’une discontinuité physique nord-sud en Asie et « contre-plongée » généralisant un ensemble montagneux et le réduisant à une barrière continue fermant au nord une entité perçue comme homogène, l’Asie du sud ; la barrière himalayenne ne serait-elle pas une « création » indienne avant tout ? N’y aurait-il pas une confusion implicite entre la chaîne de montagne - telle qu’elle peut être observée et perçue de la plaine du Gange - et les massifs montagneux dont elle ne constitue en fin de compte que le rebord méridional ?

Notes
6.

Pour une vision peu conformiste, mais universelle des liens entre les hommes et leurs montagnes, on renverra au bel ouvrage de Samivel, Hommes, cimes et dieux, Grenoble, Arthaud, 1971.

7.

Article « Himalaya », Louis Deroy et Marianne Mulon, Dictionnaire des noms de lieux, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992.

8.

Salman Rushdie, Les versets sataniques, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 331.

9.

Le catalogue du Survey of India propose, outre les classiques cartes en relief de l'Inde à différentes échelles, une carte de la "Route de Rishikesh à Badrinath-Kerdanath" soit l'itinéraire de pèlerinage aux sources du Gange, au 1/250 000.

10.

« The Himalayas, peaceful and remote, became an area of controversy and menace », Dorothy Woodman, Himalayan frontiers, studies in a continuing rivalry , London, Cresset Press, 1969, p. 1.

11.

"For at least 1,500 miles does that huge unbroken wall of peak and snowfield shut off India from Tibet or China [...] a barrier such as no device of man, no devilish ingenuity of invention, can assail with any hope of successful issue", T.H. Holdich, Political Frontiers and Boundary Making, London, 1916, p. 124.