La première dimension de l’interaction entre Inde et Chine est celle d’un contact direct, par la dyade commune. L’antagonisme sino-indien, né de malentendus initiaux et longtemps alimenté d’incompréhensions mutuelles qui débouchèrent sur un bref et violent conflit frontalier, semble être en voie de résorption. Mais quel que soit le stade actuel du processus de normalisation16, les deux Etats demeurent des constructions politiques récentes, « issues de la colonisation » et doivent encore gérer le problème du contrôle interne de territoires échus au terme de la construction nationale, par héritage colonial au sud ou par conquête militaire au nord. Différentes dans leur modalité, ces deux politiques relèvent pourtant d’une même thématique, celle de l’intégration, qui peut présenter localement des intensités variables, et qui paraît entrer en conflit avec celle de la sécurité, telle qu’elle a marqué le territoire pour répondre aux besoins militaires de protection des frontières depuis les années 1950.
Les deux thèmes de l’intégration nationale et de la protection des territoires sont liés par un même héritage, celui d’une période de tension (aux composantes tant internes qu’externes) dont les conséquences territoriales induites sont devenus une donnée géographique, marquant durablement les régions en position de frontière : les modalités de gestion de la tension aux frontières entre l’Inde et la Chine ont suscité de part et d’autre la mise en oeuvre d’un aménagement du territoire particulier, et le développement induit d’un positionnement spécifique dans l’idée nationale, au fur et à mesure que s’ancrait sa singularité territoriale.
Parallèlement à cette normalisation à la frontière se confirme une tendance où la sécurité de l’Inde n’est plus perçue comme dépendant seulement de la reconnaissance de ses frontières himalayennes par son voisin septentrional, mais de plus en plus de sa capacité à contrôler la montée en puissance d’une politique chinoise de sécurité régionale qui remet en cause les pratiques hégémoniques indiennes au nord de son sous-continent, en Himalaya. C'est le double message qui se dégage de la visite en Inde du président de la République Populaire de Chine (RPC) à la fin de novembre 1996, confirmant certes le rapprochement en cours entre les deux Etats, mais en soulignant implicitement les limites : d’une part Jiang Zemin a poursuivi ce voyage par des escales à Islamabad17, puis au Népal ; d’autre part Shankar Sharma, président de l’Inde, déclara lors du banquet de bienvenue que ‘« Les actes et les dynamiques qui affectent la sécurité de notre région nous causent une vive inquiétude »’ 18.
En fait la seconde dimension du contact entre Inde et Chine, indirect, via des régions ou Etats himalayens voisins, n’est pas nouvelle et constitue même une constante dans les complexes relations de voisinage sino-indiennes. Elle pose la question du positionnement des deux Etats dans leur environnement régional, dans des espaces plus vastes que les territoires nationaux, que chacun d’entre eux considère comme constituant une sphère d’influence légitime. La nouveauté tient à ce que le ministre chinois des affaires étrangères affirma à l’occasion de l’accord de retrait de postes dans la Sumdorong chu19 que l’Inde et la Chine recherchaient la normalisation de leurs relations de part et d’autre de leur 4060 kilomètres de frontières communes. Si on exclue une erreur toujours possible de transcription, la longueur énoncée constitue la reconnaissance implicite par le gouvernement chinois d’une certaine primauté stratégique de l’Inde au sud du massif tibéto-himalayen puisqu’elle inclut la totalité des territoires au sud des plus hautes crêtes et pas seulement l’Inde, avec qui la Chine partage 2 500 km de frontières. La déclaration doit être considérée comme historique, puisqu’elle répond, pour la première fois, à la reconnaissance réitérée par les gouvernements indiens successifs de la souveraineté chinoise sur le versant nord de la chaîne, sur le Tibet.
Cette visite officielle, autant que les progrès enregistrés dans les négociations de frontière (comme l'accord de maintien de la paix le long de la frontière sino-indienne, signé en septembre 1993), s’inscrivent dans un contexte d’ouverture diplomatique de la Chine, favorisée par les ressources financières accrues d’un pays en forte croissance économique. C’est sans doute là le sens du message de Jiang Zemin lors de sa visite officielle en Inde, qui déclara que l’antagonisme sino-indien n’était plus d’actualité, et ‘que « Bien que nous ayons encore quelques litiges en suspens, hérités du passé, je peux affirmer que nos intérêts communs dépassent largement nos problèmes »’ 20. Mais le champ d’action possible de la Chine en Asie du sud est plus ouvert que celui de l’Inde sur le versant nord, puisqu’elle peut jouer entre autres sur l’antagonisme indo-pakistanais, tandis que l’Inde ne pourrait mettre à profit qu’une alliance avec le gouvernement tibétain en exil, qui constituerait immanquablement un casus belli pour le gouvernement chinois. C’est une seconde dissymétrie dans les modalités d’action des deux Etats, l’Inde étant d’autant plus limitée dans son action que son décollage économique est plus récent, et plus fragile, et que l’hégémonie de fait dont elle disposait depuis l’indépendance (ayant hérité de 77% des territoires que contrôlait directement ou non le British Raj) est peu à peu érodée par la lente structuration de la coopération régionale en Asie du sud par la SAARC (South Asian Association for Regional Cooperation).
Si le désengagement des troupes dans le Sumdorong chu (Arunachal Pradesh) se poursuit, de nouveaux points de tension apparaissent ailleurs, comme à Track Junction (Himachal Pradesh) au début de mars 1997.
Un article de la Far Eastern Economic Review du 12/12/1996 observait que cela revenait, pour le chef du gouvernement indien, à poursuivre une visite officielle en Chine par une visite officielle à Taiwan!
« Actions and developments that adversely affect the security environment in our region cause concern to us », FEER, 12/12/1996.
En date du 20 août 1995, selon une dépêche AFP datée du même jour.
« Though we still have some outstanding problems left over from the past, I can say that our common interests far outweigh our concern », FEER, 12/12/1996.