- La Construction Historique D’une Marche

A partir de cet état des lieux, la deuxième partie s’interroge sur les héritages, les ruptures et les continuités temporelles inscrites dans l’espace. Un recours à l’histoire se justifie parce qu’elle constitue un réservoir de représentations mobilisables et mobilisées par les acteurs actuels qui y puisent en premier lieu la légitimité de leurs revendications territoriales ou frontalières : l’Inde n’hésita pas à exhumer un testament royal datant du IXè siècle pour affirmer ses positions sur le tracé de la portion ladakhi de la frontière; la Chine justifie sa souveraineté actuelle sur le Tibet sur la base d’allégeances ou de relations spécifiques datant de la dynastie Tang, voire de la dynastie Han.

Les temps longs historiques constituent un réservoir de légitimité qui n’est pas seulement de revendication, mais aussi de situation : les deux Etats contemporains que sont l’Inde (1947) et la Chine (1949) se considèrent comme légataires du passé historique des territoires qu’elles contrôlent aujourd’hui et l’héritage, explicitement revendiqué d’empires antérieurs, coloniaux autant que précoloniaux est, fondamentalement, celui de leur rayonnement régional actuel, comme des pratiques de gestion de « l’outre-frontière » induites. Les époques fondatrices (de l’identité) varient : si l’Inde contemporaine se réfère symboliquement au plus grand empire précolonial - celui d’Ashoka -, ce sont les héritages stratégiques du British Raj qu’elle assume, notamment celui de son inscription dans un sous-continent qui est indien et qui constitue son espace de référence, son « périmètre de sécurité » où s’applique une politique de rayonnement régional non dépourvue d’hégémonisme. En Chine, le discours officiel fait explicitement référence à la dynastie Han comme fondatrice de l’identité sociale et culturelle chinoise, mais ce sont les acquis territoriaux d’une dynastie « étrangère » - celle des Qing - que les gouvernements chinois successifs revendiquèrent comme légitimes depuis la révolution de 1911 et que la RPC a réalisé en grande partie à partir de 1949.

Le legs est aussi, pour l’Inde, celui de ses frontières terrestres, ou plutôt, parce qu’on était lors de leur création dans une configuration d’empire, du dispositif frontalier dont les frontières ne constituaient qu’un élément. L’histoire d’un siècle de présence politique (déléguée pour l’essentiel) comme d’action britanniques dans les Himalayas fut celle de la construction d’une marche, de l’insertion d’un espace en périphérie dans un espace de sécurité visant à la protection des abords septentrionaux de l’Inde britannique.

Mais l’indépendance négociée du pays n’aboutit pas à l’héritage entier du territoire du British Raj et la naissance « partagée » de l’Inde et du Pakistan a impliqué une double réduction territoriale du dispositif initial, tel que préservé dans la pensée stratégique des nouvelles élites indiennes : rétraction de la projection en avant par disparition des Etats-tampons imaginés par les Britanniques (d’ouest en est : Afghanistan, Tibet, Birmanie) et partition du piedmont sud-himalayen entre l’Inde et le Pakistan. Inversement, le versant nord des Himalayas fut le lieu d’une dynamique contraire d’expansion territoriale par l’intégration formelle du Tibet dans le nouvel Etat chinois : démantèlement d’un côté, construction de l’autre, avec comme conséquence la mise en coïncidence des limites de sécurité avec les limites nationales, qui sont d’ailleurs les seules frontières héritées du Raj que les Indiens aient à gérer.

Paradoxalement - mais n’est-ce pas là une expression historique du phénomène de marche - la colonisation n’a pas affecté, sauf de façon indirecte, les espaces himalayens, sauf à accroître l’autonomie dont ils disposaient. Elle les a en revanche écarté des dynamiques économiques à l’oeuvre dans les plaines, notamment du développement industriel affectant à la même époque l’Inde du nord.