- Actualité Du Phénomène Politique De Marche

Une troisième partie tire les enseignements de cette double situation des Himalayas comme marche physique et comme marche historique, soit comme des espaces où se conjuguent les tendances d’inclusion territoriale et d’intégration stratégique, dans un contexte de reconstruction d’empires, ou tout au moins dans celui d’Etats se percevant comme ayant ou devant avoir un rôle régional dominant. Quelles sont les dynamiques à l’oeuvre? Compte tenu de la dissymétrie nord-sud issue des positions respectives des deux Etats - l’un hégémonique au nord, l’autre ne disposant en propre que d’une portion du versant sud des Himalayas - le postulat de départ est la primauté d’action de la Chine face à l’Inde. Les dimensions de l’interaction sino-indienne et l’existence d’entités régionales clairement individualisées nous permettront d’esquisser une typologie des marches observables dans les Himalayas, selon les thèmes de l’intégration (nationale) et de la sécurité, sans négliger - quand c’est le cas - les concurrences observables entre les nations.

Au nord, les liens de subordination du Tibet à la Chine sont complexes sur ce territoire qui représente 16% du territoire chinois et 30% d’une « Chine de l’extérieur » qui occupe une position spécifique au sein de la RPC. La légitimité d’une présence chinoise au Tibet n’est pas tant à questionner22 que les formes et modalités qu’elle recouvre, qui connaissent depuis 1992 une évolution majeure dans un contexte d’infléchissement de la politique chinoise vers « l’économie socialiste de marché », dont les bénéfices contribuent à financer la colonisation Han dont le Tibet est le théâtre depuis une dizaine d’années, afin d’assurer un développement « à tout prix », seul gage d’une colonisation durable. Cette colonisation de peuplement ne remplace pas la colonisation militaire qui marque le Tibet depuis près de quarante ans, mais vient au contraire compléter un dispositif de contrôle du territoire et de protection des frontières rénové dans un contexte d’affirmation de la Chine comme puissance régionale, passant par un contrôle effectif des périphéries internes du pays au travers de l’assimilation des minorités nationales et de l’affirmation identitaire aux frontières.

Cette géographie volontariste à fin d’assimilation n’a pas son équivalent au sud, où les formes de l’action indienne visent en première instance à intégrer le dispositif frontalier légué par l’empire britannique des Indes dans une structure d’Etat national. D’un point de vue administratif, on observe un processus de normalisation des statuts hérités de l’époque coloniale, qui est réalisé au travers de la création d’entités administratives régionales clairement identifiées comme « himalayennes » et qui connaîtra son terme avec la création d’un Uttarkhand détaché de l’Uttar Pradesh.

L’octroi d’un statut social (scheduled tribes) ou territorial (Autonomous Hill Council) spécifique aux populations d’altitudes accroît en fait leur marginalisation géographique et sociale tandis que l’intégration socio-économique se fait par le tourisme pour l’essentiel. Il ne paraît pas y avoir de réelle volonté de mise en valeur économique de ces territoires autrement que par des initiatives locales, souvent financées par des ONG nationales ou internationales.

La normalisation de la situation le long de la frontière sino-indienne, qui devrait entraîner le repli du dispositif militaire, risque d’accroître le sous-développement des régions avec la disparition des troupes qui concourraient à l’activité économique locale; même si le démantèlement désormais engagé du système des « territoires à accès restreint » peut avoir comme conséquence le développement généralisé du tourisme d’altitude.

On accordera une attention particulière au cas spécifique du Ladakh, en raison de sa double inscription comme bastion stratégique face à la Chine et face au Pakistan même si, il est vrai, l’enjeu principal de ce second litige porte avant tout sur la souveraineté de la vallée du Cachemire.

Le gouvernement indien affiche une politique plus volontariste dans la gestion des proximités étrangères, qui semble avoir comme objectif d’achever l’intégration des Etats himalayens à l’Inde, selon un mode qui fut d’abord politique - cas du Sikkim - mais qui est actuellement économique, en mettant en place une politique de frontière ouverte, en opposition avec les pratiques de frontière fermée observable sur le reste de l’enveloppe frontalière terrestre indienne.

Mais le coût social de cette politique est élevé et fragilise paradoxalement l’accès de l’Inde à plusieurs de ses territoires himalayens : les fortes communautés Népal en périphérie du Népal, renforcées depuis quelques années par les populations expulsées du Bhoutan favorise l’émergence de revendications locales formulées sur une base identitaire (Gorkhaland, Uttarkhand), ainsi que l’apparition de revendications semblables, de la part des populations autochtones (Bodoland), tandis que l’intégration du Sikkim à l’Union Indienne est régulièrement remise en question par certaines de ses populations.

En fait, la subordination multiforme des Etats himalayens révèle un processus de construction de marches externes, par l’Inde : l’intégration du Bhoutan dans l’espace économique indien apparaît a priori irrémédiable, d’autant plus que sa politique étrangère est largement orchestrée depuis New-Delhi. A l’inverse, et parce qu’il constitue un enjeu stratégique actuel, le Népal connaît paradoxalement un niveau de développement économique sans aucune mesure avec les autres territoires himalayens, hormis le Tibet, disposant ainsi d’un réseau routier moderne dont la majeure partie a été financée par ses deux grands voisins. Le processus de subordination à l’Inde est freiné par l’action de la Chine que le gouvernement népalais tend à favoriser pour maintenir un équilibre entre les deux pays, dont les influences se font sentir jusque dans la vie politique de la vallée. C’est en fait un double enclavement - géopolitique et géographique - qui caractérise le Népal contemporain, et que le gouvernement tente de briser, en signant des accords de transit avec le Bangladesh, mais aussi en soutenant la montée en puissance de la SAARC.

“ ‘Il n’y a dans la nature que les frontières que nous y cherchons’ ”23

Notes
22.

Encore qu’énoncer une différenciation Chine-Tibet revient implicitement à questionner cette légitimité.

23.

Jean Brunhes et Camille Vallaux, La géographie de l'histoire, Paris, Alcan, 2° édition, 1921, pp. 61-62.