b) L’héritage Assumé

L’Etat national repose sur un présupposé - le sentiment d’appartenance à une collectivité idéologique sur un territoire donné - dont on ne peut être certain qu’il soit intimement partagé hors d’Europe par la population d’Etats dont l’enveloppe territoriale est considérée comme héritée parce que sa construction a reposé sur des impératifs coloniaux42. Au caractère “ colonial ” de la frontière est souvent accolé un second référent, implicite du premier, celui “ d’artificiel ”, qui est symbolique de cet ordre impérial et sous-entend une identité (ethnique ou linguistique) perdue du fait des décisions de tracé prises.

La redéfinition - endogène - de la frontière passe par son acceptation comme telle : acceptation du legs - colonial ou impérial - du tracé ; mais aussi intégration des espaces qu’elle délimite, tant au plan social : acceptation des “ différences ” que le concepteur colonial a regroupé ; qu’au plan territorial : homogénéisation des modes de contrôle et de gestion des espaces.

Chez les héritiers des empires comme chez leurs anciens colonisateurs, la thématique de la frontière imposée, arbitraire, injuste - donc coloniale - est certes récurrente, mais véhicule paradoxalement, non pas la remise en cause de son tracé, mais au contraire la préservation de l’héritage au nom du peuple qui a lutté pour accéder à l’indépendance (mais dont les dirigeants ne sont pas forcément représentatifs).

La conférence du Caire et dans une moindre mesure celle d’Helsinki sont exemplaires en ce qu’elles ont imposé l’intangibilité des frontières issues de la colonisation pour la première et des accords de Yalta pour la seconde, faute de mieux 43. Le principe de légitimité retenu par l’OUA lors de la conférence du Caire fut celui de l’uti possidetis, même si le terme n’est pas cité dans la Résolution finale (article II) qui : ‘“ déclare solennellement que tous les Etats-membres [de l’Organisation de l’Unité Africaine] font voeu de respecter les frontières existantes lorsqu’ils ont accédé à l’indépendance ”’ 44. La bonne frontière serait-elle héritée ? Encore faudrait-il que le principe soit “ exportable ” hors d’Afrique (où il a pris valeur de paradigme), comme le fut celui de frontière nationale hors d’Europe.

Mais l’Afrique demeure une exception en ce que les Etats membres de l’OUA sont parvenus à préserver ce principe d’intangibilité depuis plus de trente ans : sur 25 conflits recensés en Afrique au début de 1995, aucun ne concernait une frontière, mais 19 (76%) avaient trait à l’unité interne des Etats 45 . Il est vrai que les frontières sont, en Afrique plus qu’ailleurs, “ issues de la colonisation ” : 75% y sont d’origine inter ou intra-impériale; en fait le continent demeure exemplaire en ce que la totalité de son territoire fut, parfois pour un temps court, sous la domination européenne. Hors du continent, si la règle du statu quo a largement prévalu, elle n’est pas toujours respectée et certains Etats sont à la recherche d’une alternative à cette frontière “ artificielle ” : la frontière “ naturelle ”.

Notes
42.

Il est d’ailleurs paradoxal de constater que le principe de la frontière linéaire - implicitement frontière nationale - ait été “ exportée ” hors d’Europe par une forme politique aux antipodes de l’Etat-nation : l’empire colonial.

43.

Le premier ministre d'Ethiopie déclara à l'occasion d'une des conférences plénières "if we are to redraw the map of Africa on the basis of religion, race or language, I fear that many States will cease to exist.", M.A. Ajomo, "Legal Perspective on Border Issues", A.I. Asiwaju, Bordelands in Africa, Lagos, University of Lagos Press, 1989, p. 40.

44.

Le choix qui fut fait d'élever au rang de frontières internationales des limites qui, pour la plupart étaient administratives et souvent imprécises, ne constitua pas un précédent juridique : le principe avait déjà été retenu en Amérique latine au XIXème siècle (1810 pour le découpage administratif en Amérique du sud et 1839 pour celui de l’Amérique centrale).

45.

Richard A. Griggs, “ Boundaries and War in African in 1995 ”, IBRU Boundary and Security Bulletin, April 1995, pp. 77-80. Comme le fait remarquer M. Foucher, ces frontières “ arbitraires ” rassemblent - difficilement - plus qu’elles ne séparent.