Tracer - ou retracer - frontière est en premier lieu un acte juridique et politique, puisqu’il s’agit de fixer par un acte légal ou une décision diplomatique les limites d’une souveraineté. C’est aussi un acte fondamentalement géographique puisqu’il s’agit alors de partager l’espace, de le fragmenter en transcrivant sur le terrain ou sur une de ses représentations (carte ou texte descriptif) la décision politique ou légale. Il n’est donc pas surprenant que deux des principaux “ traceurs de frontières ” de ce siècle, Henri McMahon et Thomas Holdich se disaient géographes (et que lord Curzon de Kedlestone est parfois présenté comme tel) ; que les travaux de Jovan Cvijic aient contribué à la définition des frontières de la Yougoslavie (et ceux de Milan Djilas quelque 20 ans plus tard, à celle des limites internes du pays, qui sont à quelques détails près des frontières internationales). Rappelons enfin le rôle joué par Emmanuel de Martonne dans la fixation des frontières issues des traités “ de la région parisienne ”.
Sa mise en place recouvre un processus à caractère éminemment technique dans sa formulation qui s’appuie sinon sur un corpus légal, au moins sur une pratique coutumière, que Paul Geouffre de Lapradelle - juriste - a synthétisé en 1928 dans un ouvrage qui est devenu un “ classique ”. La frontière, étude de droit international, est considérée comme le texte fondateur de l’étude de la thématique de la frontière, en ce qu’elle pose clairement les étapes du processus de construction d’une frontière, que Lapradelle définit comme la “ délimitation ”. Aux phases de “ delimitation ” et de “ demarcation ” qu’avait mis en évidence Curzon54, le juriste ajoute le stade initial de la “ définition ”, conception que reprendra sans changement la littérature anglo-saxonne55.
L’ajout par Lapradelle du premier stade - celui de la définition - à la typologie proposée par Curzon est symptomatique d’une évolution sensible dans la représentation de la frontière (au moins hors d’Europe). Il marque le passage de la limite décidée, “ requise ” - et ne nécessitant pas de négociation - à la limite négociée - qui implique le dialogue : la construction d’une frontière s’est imposée au cours du XXème siècle comme un processus à caractère bilatéral, tandis que se développait parallèlement le recours à l’arbitrage international.
L’intervention d’un tiers (institution ou pays) pourrait certes être perçue comme un constat d’impuissance, mais marque surtout la reconnaissance d’un ordre structurant que l’arbitrage “ international ” conforte, puisqu’au-delà d’un tracé imposé, l’acceptation de l’arbitrage confirme le caractère normatif de la frontière.
Mais le refus d’un arbitrage n’implique pas forcément une position discordante de l’un ou des deux Etats concernés par rapport au “ système-monde ”56. Il indique simplement les limites des relations dites internationales, qui sont avant tout des relation bi-étatiques et qui s’expriment lors de la fixation d’une frontière sous la forme d’un rapport de force ‘: “ Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise frontière ”’ 57, mais plutôt ‘“ des frontières réelles qui soit sont reconnues de manière symétrique comme légitimes, soit présentent plus d’avantages politiques, stratégiques, économiques pour les uns que pour les autres, à un moment donné ”’ 58.
Le processus d’établissement d’une frontière, qu’il s’inscrive dans un contexte de création ex nihilio ou de remise en cause d’un tracé, passe par une phase de discussions, de négociations et d’actions qui comporte ou peut comporter trois étapes successives :
le choix d’un principe général de fixation, qui est en fait celui d’une partition physique, ethnique ou religieuse, normatif à petite échelle. Sinon, l’énoncé des principaux points géographiques par lesquels passe la frontière. C’est la définition ou détermination ;
le report sur une carte de la ligne frontière, soit la délimitation du tracé retenu ;
le jalonnement sur le terrain par des signes visibles du passage de la ligne frontière : démarcation ou abornement.
Le processus est d’un cheminement complexe59, et n’est pas amorcé sans des préalables qui peuvent recouvrir une dimension diplomatique (discussions informelles, correspondance) ou militaire (conflit), voire - et cela semble être le cas le plus fréquent - une combinaison des deux. Son déroulement est souvent chaotique, marqué par de fréquentes renégociations d’une partie ou de la totalité des accords passés ; il s’inscrit généralement dans la durée, mise à profit par les protagonistes pour conforter ou faire évoluer en leur faveur le rapport de forces initial60. La lenteur des négociations, mais aussi le maintien d’une situation non réglée, a des conséquences sur les territoires concernés qui, de part et d’autre d’une limite provisoire - ligne de cessez-le-feu ou ligne de contrôle effectif -, sont l’objet d’un aménagement d’autant plus intense et rapide que l’enjeu frontalier est perçu comme majeur par les protagonistes.
Curzon, “ Frontiers ”, The Romanes Lecture, Oxford, 1907, p. 50.
S.B. Jones, Boundary-making, a Handbook for Statesmen, New York, 1945. Jones traduisit définition par allocation.
C’est à dire l’ensemble des valeurs et pratiques régissant les relations internationales.
Jacques Ancel, Géographie des frontières, Paris, Gallimard, 1938, p. 210.
Michel Foucher, op. cit., p. 43.
J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1987, p. 61, a tenté de synthétiser au travers d’un schéma-type l’ensemble du processus. Ce schéma, absent des premières éditions de l'ouvrage, est en fait repris d'un autre texte de Prescott, traitant des frontières maritimes : Maritime boundaries of the World, Londres, Methuen, p. 84.
Les anglais évoquent le terme de power politics, dont les causes (ou les moyens) seraient pour Raymond Aron “ l’espace, le nombre, les ressources ”, R. Aron, op. cit., p. 186.