La frontière est désormais un instrument universel de marquage et d’identification des Etats qui évoque en droit ‘“ le point où expire la compétence nationale ”’ 68 ; une frontière est une ‘“ claire limite entre des souverainetés, qui peut être représentée sous forme de ligne sur une carte’ 69”, ‘“ la ligne séparante entre un Etat et un autre”’ 70. Les frontières composent un maillage dense et complet (globalement achevé pour ce qui est de la définition des enveloppes terrestres) d’Etats nationaux dessinant une carte politique du monde devenue une représentation classique de plus de 280 dyades, formant une enveloppe frontalière de quelque 245 000 kilomètres71.
Ce second “ questionnement ” de la frontière linéaire renvoie à son exemplarité en ce qu’est apparu un certain consensus mondial pour cette forme spécifique de partition politique, de maillage territorial : elle serait en fait ‘“ le seul concept politique à caractère planétaire ou universel, ayant l’approbation de la majorité ”’ 72.
L’universalité du concept comme de son application tient à une autre universalité, partagée si ce n’est par les peuples, tout au moins par leurs gouvernants et la majorité des acteurs des systèmes politiques, celle de leur intégration effective dans un “ système-monde ” dont Halford Mackinder soulignait en 1904 la naissance : ‘“ Nous devrons désormais traiter avec un système politique plus lié, de rayonnement mondial. Toute explosion sociale, au lieu d’être dissipée dans un environnement indifférent, sera fortement relayée jusqu’à l’autre extrémité du globe ”’ 73.
Dans ce contexte les frontières nationales, que l’on conçoit comme des intersections d’ensembles à somme nulle, apparaissent comme le plus petit dénominateur commun des relations internationales négociées. Cette forme de marquage a une fonction externe autant qu’interne car la reconnaissance internationale de la frontière et celle du territoire - et de l’Etat - qu’elle délimite sont implicitement perçues comme liées, interdépendantes : il fallu attendre que le Bhoutan devienne en 1971 membre de l’ONU pour que l’Inde reconnaisse son statut d’Etat de droit et rectifie le figuré de la frontière commune, qui était jusqu’alors représentée comme une limite fédérale sur les cartes du Survey of India.
Plus subtilement, le gouvernement serbe de Bosnie n’avait-il pas demandé au printemps de 1994 que les limites du territoire qu’il contrôlait soient reconnues par une conférence internationale, plutôt qu’une (ou en plus d’une) conférence tripartite, entre les belligérants ?74
Ce second exemple évoque un autre problème, complémentaire, celui de la reconnaissance bilatérale : le tracé d’une frontière, même internationalement reconnu, n’est pas forcément et également accepté par l’Etat voisin. On peut se demander si la Chine accepte la frontière mongole75, à tel point que les premières informations que l’Office statistique de la Mongolie fournit, avant même de définir la superficie du territoire, sont les coordonnées extrêmes des points-frontière76. De même, la frontière occidentale de l’Inde pourrait être celle de l’Afghanistan, si l’on en croit certaines personnalités indiennes. Mais cette question relève d’un autre débat, que nous aborderons plus loin.
Les frontières, fondement des relations étrangères77, sont avant tout celui des relations inter-étatiques : leur gestion demeure un acte spécifique qui se situe en fait dans une position charnière entre la gestion du territoire et celle de la diplomatie “ de proximité ” des relations inter-étatiques. Elles ne peuvent pas être appréhendées seulement comme des lignes - limites ou barrières - entre deux Etats, mais plutôt comme les résultantes d’autant de situations socio-politiques concrètes, à la fois internes et externes, et des représentations habituelles qui les sous-tendent78.
Ce sont des interactions, des interfaces dont il convient de restituer et les contextes (socio-) spatiaux et les logiques des acteurs, selon leurs représentations, leurs pratiques, leurs méthodes. Pour Michel Foucher, les frontières sont des ‘“ structures spatiales élémentaires, de forme linéaire, à fonction de discontinuité géopolitique et de marquage, de repère ”’ 79. On serait tenté de dire qu’elles ne sont que cela, et même si étymologiquement, le mot frontière dérive de front, qui connote la lutte, l’affrontement, même si comme le remarque Ellwyn R. Stoddard ‘“ Les frontières nationales ne sont ni établies ni maintenues sans de grandes difficultés ”’ 80, la tension aux frontières n’est qu’un des modes d’expression des relations inter-étatiques. Elle correspond en fait à la “ mobilisation ” d’un différend frontalier réel (bilatéralement admis) ou supposé, pour une finalité interne (de cohésion nationale, ou plus prosaïquement de renforcement du contrôle sur le territoire et la société) ou externe (l’Etat agresseur pouvant agir pour son propre compte ou pour celui d’un Etat tiers), dont une des conséquences est la modification rapide, partielle ou générale, des situations frontalières observables le long de la dyade considérée.
Lexique de Géopolitique, Paris, Dalloz, 1988, p. 124.
“ A boundary is a clear divide between sovereignties wich can be marked as a line on a map ” A. Lamb, op cit., p. 6.
“ the dividing line between one political state and another ”, article Boundary, M.S. Rao, Anmol’s Dictionary of Geography, New Delhi, Anmol Pub., 1993.
Michel Foucher, op. cit., p. 15, recensait 264 dyades en 1991. Il faut ajouter à ce nombre les frontières nouvellement tracées en Europe médiane, ainsi que les limites inter-républiques que l'éclatement de l'URSS a promu au rang de frontières internationales.
Michel Foucher, Fronts et frontières des Etats du tiers monde, Thèse pour le doctorat d'Etat, 1986, p. 30.
"We shall have to deal with a closed political system, and none the less that it will be one of world-wide scope. Every explosion of social forces, instead of being dissipated in a surrounding circuit of unknown space will be sharply re-echoed from the far side of the globe", cité par P.J.Taylor, Political Geography, London, Longman, 1985, p. 3. Ce que Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calman Lévy, 1984, sanctionne dans un autre contexte en titrant le chapitre XIII de son ouvrage : le Monde fini.
De ces exemples on pourrait conclure qu’un tracé frontalier ne peut être “ viable ” s’il a pas obtenu cette double reconnaissance, inter-étatique et internationale.
Pourtant la frontière a été définie le 26 décembre 1962 et le descriptif de démarcation a été signé le 30 juin 1964 à Ulan Bator. C’est d’ailleurs la frontière la plus méticuleusement décrite d’Asie, par un texte de 68 000 mots et un atlas comprenant 105 cartes au 1/100 000.
Statistical Office of Mongolia, Mongolian Economy and Society in 1992, Ulaanbatar, 1993, p. 2.
Michel Foucher propose le terme plus précis et plus explicite d’“ outre-frontière ”.
Dans le triple registre du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
Michel Foucher, op. cit., p. 36.
"National borders are not established nor maintained without some difficulty", Elwyn R. Stoddard, "Frontiers, Borders and Border Segmentation; Toward a Conceptual Clarification", Journal of Borderlands Studies, Vol. VI, N°1, 1991, p. 3.