2) La Frontière, Lieu De Rupture

a) Un “ Milieu De Transformation ”

Un autre apport du travail de Lapradelle est l’analyse du changement de compétences légales qu’implique la présence d’une frontière entre deux Etats contigus. Prenant acte des réglementations juridiques, politiques et économiques spécifiques qui sont appliquées aux populations et aux territoires à proximité immédiate de la limite inter-étatique, l’auteur appréhende la frontière comme un milieu de transformation qu’il appelle le voisinage, soit une série de trois zones dont la combinaison constitue la “ frontière ” : de part et d’autre d’une zone intermédiaire (zone de compétences mixtes, qui relève du droit international), se trouvent les zones extrêmes des territoires à compétence exclusive, zones nationales qui relèvent du droit interne : les “ frontières ”81. Le voisinage est un ‘“ territoire mixte, aménagé suivant les procédés du droit public international ”’ 82.

La détermination des limites et l’analyse de la variation de ce “ champ ” juridique mais aussi économique, culturel et politique est devenue un des thèmes majeurs d’étude d’une géographie des frontières, comme traduction spatiale parfois paroxysmique des différentiels observables entre systèmes politiques voisins selon que les fonctions d’Etat soient rigidement appliquées à la frontière, à moins que les Etats cherchent au contraire à en minimiser les effets négatifs.

Le “ border landscape ”83 - ou le “ borderland ” (selon une traduction plus communément admise) - apparaît dans la littérature anglo-saxonne comme le pendant - moderne puisque déterminé par les fonctions appliquées à la frontière nationale - de la “ political frontier ”, dont il reprend souvent les limites84 ; d’autant plus accessible au géographe qu’est restitué le matériau “ majeur ” de la discipline - l’espace -. Dans la région frontalière s’expriment les influences croisées des Etats allocataires, anciens territoires revendiqués avant la fixation de la frontière, ou zones de transgression culturelle, voire d’homogénéité culturelle discordante par rapport aux cultures nationales dominantes.

Par commodité, Etats comme chercheurs tendent à définir les régions frontalières en fonction des unités administratives de base parfois héritées, mais plus souvent créées, afin de disposer d’informations statistiques (plus ou moins) régionalisées qui sont soit directement opposables aux autres unités administratives d’un territoire, ou à celles observables de l’autre côté de la ligne. Ainsi John House délimite comme borderland les comtés américains dans lesquels la population hispanophone dépasse 35% de la population totale85. Dans un autre contexte, celui du Kosovo, Michel Roux propose un mode de délimitation plus fin, mobilisant plusieurs critères de différenciation pour circonscrire la région de peuplement albanais ; dimension socioculturelle circonscrite dans une aire géographique en position de frontière86.

On retrouve cette même utilisation du découpage administratif pour circonscrire en Inde les “ border districts ”, dont la principale vertu est d’être en position de frontière, terrestre ou maritime. Sans que le terme ait encore acquis une réalité institutionnelle, les 75 districts frontaliers constituent aux yeux des militaires indiens les “border areas” du pays, concernant un territoire de 658 500 km2 et de 91 millions d’habitants, qui a sa propre identité ethnique et culturelle87, et dont l’unité de base est constituée par le district, “ afin de respecter le système administratif ”.88

Notes
81.

Lapradelle, La frontière, p. 226.

82.

Ibid, p. 307.

83.

Traduction anglaise proposée pour la notion de voisinage, J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1987, p. 159.

84.

La littérature anglo-saxonne attache une grande importance à l'héritage spatial de l'ancienne frontier, O. Adejuyigbe, “ Identification and Characteristics of Borderlands in Africa ”, Borderlands in Africa, p. 28.

85.

J.W. House, “ The Frontier Zone : A Conceptual Problem for Policy Makers ”, International Political Science Review, vol.II n°4, 1980, pp. 456-477.

86.

Michel Roux, Minorité nationale, territoire et développement : les Albanais en Yougoslavie, thèse pour le doctorat de géographie, Toulouse, 1990. M. Roux bénéficie de la spécificité de l'architecture administrative yougoslave, où le seul niveau inférieur à celui des Républiques est celui des communes (opcina), qui offrent une échelle d'analyse assez fine, que n'autorisent pas les comtés des Etats-Unis.

87.

 Introduction, D.K. Arya & R.C. Sharma, Management Issues and Operational Planning for India’s Borders, New Delhi, Scholars’ Publishing Forum, 1991, p. XIV.

88.

Ibid., p. 107.