b) La Frontière Est Une Ligne

La frontière est le lieu d’une interaction, généralement appréhendée comme étant à la base d’une construction régionale, induisant des mutations dans l’espace frontalier synthétisables au travers de trois échelles d’analyse - internationale, régionale, locale - interconnectées89. Cette approche présente un inconvénient, celui de considérer la frontière comme un acteur en soi, alors qu’elle n’est en fait que la conséquence spatialisée de décisions politiques prises et des conséquences induites, affectant le milieu géographique, et qui peuvent perdurer à sa disparition, composant ce que Michel Foucher appelle un “ faisceau de limites ” dont chacune représente la trace de l’application d’une frontière passée. Mais elle constitue aussi un référent mobilisable par les acteurs politiques (et économiques) régionaux ou ceux des systèmes politiques voisins pour revendiquer un ajustement de frontière ou l’octroi d’une autonomie régionale au territoire ainsi singularisé.

La frontière est une enveloppe d’Etat, composée de dyades, qui ne constituent pas des entités homogènes et doivent être appréhendées comme composées de segments de taille régionale, individualisés par des variations sociales, ethniques, religieuses ou économiques au long de l’interaction. Chaque segment peut avoir un héritage historique particulier, avant ou au cours de la fixation de la frontière ou être tracé dans un milieu physique spécifique et son aménagement dépend de contraintes à la fois internes et externes.

Un des acteurs est la société de la périphérie, qui par sa résistance à l’intégration ou sa soumission à l’idéal national peut inférer dans la relation inter-étatique en imposant par exemple au système politique concerné un “ effort ” politique ou économique supplémentaire, pouvant l’amener à adopter une politique moins active à la frontière, en opposition avec une orientation géostratégique souhaitée à cette frontière ou à une autre.

En contrepartie, des liens étroits peuvent se créer de part et d’autre de la frontière et favoriser l’apparition de marchés frontaliers comme la diffusion d’un bilinguisme de contact, permettant l’émergence d’une certaine solidarité périphérique transfrontalière, à moins que celle-ci ne soit préexistante à la frontière. Le rapprochement sera d’autant plus fort que, à l’exception d’une démarcation contraignante de type “ rideau de fer ”, l’abornement est généralement discontinu et le “ sentiment ” de la frontière estompé, surtout dans un contexte de bon voisinage.

A l’inverse peut se développer au sein de la société nationale un sentiment ambigu, reconnaissant à la fois l’identité “ nationale ” d’un territoire en périphérie et l’extranéité de la société l’occupant : rejet d’une altérité sociale et culturelle, mais pas de son espace de vie. L’ambiguïté sera alors levée par une politique volontariste du gouvernement, allant de l’intégration formelle (acceptée ou imposée) à l’élimination de la population “ discordante ” (“ ethnic-cleansing ” ou déportation) au risque, il est vrai, d’un désaveu international de plus en plus systématique.

Outre celle des populations de la périphérie est prise en compte la gestion du territoire, qui doit intégrer une “ conflictualité ” possible et donc des éléments relatifs à sa défense et, parce que nous sommes théoriquement dans un système d’Etats-nations, à la préservation du “ sanctuaire ”90. Tâche complexe qui implique deux démarches divergentes, d’association plus intime avec le reste du territoire, et de mise en place d’un système de défense - avec comme corollaire probable une sur-représentation de l’acteur militaire ou policier -. La gestion simultanée des deux impératifs devient d’autant plus complexe dans un système politique décentralisé ou fédéral que les instances d’aménagement relèvent le plus souvent du niveau régional ou étatique, tandis que les instances de défense demeurent la prérogative du niveau national ou fédéral. A moins bien sûr que l’autonomie régionale ou étatique ne soit, comme en Inde, que nominale.

Toutefois, aux contraintes économiques ou politiques peuvent s’ajouter des contraintes physiques qui, dans un contexte de sous-développement, risquent de favoriser un “ délaissement ” de la frontière, qui peut aller du non-abornement ou non-entretien des marques de frontière à la marginalisation sociale et économique des espaces frontaliers. Aux impératifs d’ordre politique, diplomatique, social ou économique s’ajoutent les contraintes spécifiques du milieu local, qui pèsent lourdement sur le budget d’un pays en voie de développement. Le coût de l’installation ou de l’entretien d’une frontière inter-étatique est rarement évoqué dans les débats nationaux, à moins qu’on envisage l’implantation d’un dispositif frontalier de type “ ligne Maginot ”, comme se fut le cas en Inde au milieu des années 1980 91 . Celui d’un litige l’est encore moins, même si son coût est sans doute encore plus élevé92. Les tensions peuvent paradoxalement induire dans un milieu hostile un développement localement accéléré, d’autant plus mal intégré tant à la région bénéficiaire que dans le contexte national il répond à un objectif avant tout stratégique et implique une sur-représentation du dispositif militaire ou policier.

Notes
89.

Julian V. Minghi, “ From conflict to harmony in border landscapes ”, in Denis Rumley & Julian V. Minghi, The Geography of Border Landscapes, London, Routledge, 1991, p. 15.

90.

Dans le cas où la frontière de souveraineté est dissociée de la frontière de sécurité, préservant l’intégrité du territoire perçu idéalement comme national. Les anglo-saxons évoquent le concept de “ critical frontier ”, Kenneth Boulding, Conflict and Defense : A General Theory, New York, Harper, 1962.

91.

Il peut aussi l’être pour justifier a contrario l’absurdité de la création d'une frontière : Boris Yeltsine considérait en 1993 que l'indépendance des anciennes républiques soviétiques imposait à l'économie fragile de la Russie une dépense supplémentaire, celle de créer de nouvelles frontières et d'y établir une moyenne de un soldat tous les cinq kilomètres; coût à ses yeux exorbitant qui pouvait être économisé en renforçant les fonctions politiques de la CEI.

92.

L’expertise internationale engagée par les protagonistes dans le litige du golfe du Maine serait revenue à 2 millions US$; les dépenses internes à chaque Etat furent sans doute plus élevées.