Par l’affirmation citée en introduction, A. Lamb mettait l’accent sur les deux questionnements récurrents dans les études consacrées aux frontières, soit la dialectique zone ou ligne et la normalité actuelle implicite du concept de frontière linéaire.
Le premier questionnement est d’abord sémantique - the frontier s’opposant à boundary - et peut être rendu en français par la dialectique frontière-région/ frontière-ligne. Si le lecteur attentif traduit sans arrière pensée le mot boundary en celui de frontière, il se heurte par contre à la polysémie usuelle du mot frontier, difficilement réductible à une seule définition. La confusion est fréquente : ‘“ ’ ‘[la frontière] ’ ‘désigne à la fois la division politique entre deux pays et la division entre les zones habitées et non habitées d’un pays ”’ 99. Cette ambivalence demeure très liée à une nouvelle formulation sémantique américaine, marquée par l’analyse que présenta F.J. Turner en 1893 de la formation territoriale des USA; marquage suffisamment fort pour faire oublier son sens premier : la frontier est apparue au XIVème et équivalait au terme français de frontier, adjectif désignant l’action de déployer une armée face à l’ennemi100. Le sens de “ frontier ” politique est alors rendu par “ frontier-zone ”, ou simplement “ political frontier ”101.
La première acception du terme, très proche de la “ frontera ” telle qu’elle est comprise en Amérique latine où elle caractérise un mode de colonisation agraire et une forme de civilisation102, celle que J.V.R. Prescott définit comme ‘“ primary settlement frontier ”’, est le front pionnier ou plutôt la frange pionnière selon la terminologie française. C’est un espace en voie de structuration, “ un de ces secteurs en cours d’intégration à l’oekoumène ”103 qui présente certains décalages de développement par rapport au reste du territoire dont il fait partie, appréhendables au travers d’une dialectique centre/périphérie relayée par des différenciations socioculturelles, économiques, institutionnelles, voire politiques.
Dans la frange pionnière, le caractère dominant est la présence de ‘“ relations socio-politiques rudimentaires marquées par la rébellion, la faiblesse ou l’absence de lois ”’ 104, d’un “ esprit de frontière ”105 rendu possible par la mise en place de conditions d’attraction légales, fiscales ou culturelles spécifiques par le gouvernement de l’Etat concerné et dont la suppression entraînera en général la fin du mouvement pionnier106.
Bref, la frange pionnière apparaît comme un mode alternatif d’intégration d’une périphérie socio-économique reposant sur une dynamique partiellement encadrée, même si son déclenchement relève en premier lieu d’un choix politique, comme celui de lever l’interdit d’installation sur un territoire107. Elle a souvent contribué à homogénéiser la composition ethnique du territoire concerné, ou tout au moins à transformer sa composition ethnique au bénéfice de la formation dominante (mais surtout au détriment des populations concernées). Elle répond au souci - politique - d’accaparer et de marquer un territoire, en deçà d’une limite, frontière fixée ou estimée : sauf peut-être dans le cas des franges pionnières américaines et russes, le mouvement de colonisation intérieure a pris place dans un espace déjà circonscrit, comme la colonisation chinoise de la Mandchourie à la fin de la dynastie Qing, ou celle du Xinjiang quelques décennies auparavant108. Sans poursuivre plus avant l’analyse du concept, notons seulement que, dans le cas américain les traités indiens, même constamment bafoués et régulièrement renégociés, instituaient de fait des limites à l’espace de la frontier, ce que Turner ignora, considérant les territoires de l’ouest comme terra nullius. De même, si le Mémorandum Gortchakov (1864) conseillait de poursuivre la “ poussée ” russe en Asie jusqu’à ce qu’elle puisse s’appuyer sur des peuples d’agriculteurs sédentaires et de commerçants organisés109, la conquête alla au-delà : le “ projet ” avait évolué entre temps et à la colonisation de “ terres vierges ” succédait une volonté de conquête ; à la colonisation d’espaces de parcours succédait ouvertement la conquête militaire.
A. Lamb présente la “ frontier ” non comme un espace interne à un territoire et en voie d’intégration à ses structures, mais comme une zone de contact entre deux Etats : ‘“ [...] Une zone-frontière, ainsi que le terme fut compris par les autorités responsables des problèmes liés aux limites impériales britanniques, tels Lord Curzon et Sir Henry MacMahon, est une zone plutôt qu’une ligne. C’est une bande de territoire séparant les centres de deux souverainetés ”’ 110, sans d’ailleurs affecter au phénomène un caractère temporaire. Mais cette interaction qui peut être complexe, à finalité “ d’évitement ” du contact entre deux systèmes politiques de type impérial, est généralement perçue comme n’existant que tant que subsiste une menace militaire, qu’une pression démographique ne s’y exprime ou que de nouvelles techniques de mise en valeur n’ont pas été développées. En fait, la “ frontier ” est généralement admise dans le monde anglo-saxon comme un phénomène historique, ‘“ une aberration ’ ‘temporaire’ ‘, une désignation floue et impropre qui précède la plus légitime frontière d’Etat-nation ”’ 111.
Mais en Inde, cette historicité de la “ frontier ” est loin d’être explicite : elle y est d’abord comprise comme ‘“ cette portion d’un pays qui en borde un autre, soit qui est contiguë à la ligne-frontière entre deux pays ”’ 112 ; ou ‘“ la zone qui s’étend en deça de la frontière ou de la ligne de contrôle effectif”’ 113. Si pour certains les “ frontiers ” ‘“ au regard de leurs caractéristiques physiques, linguistiques, religieuses ou ethniques, ne peuvent être déplacées ; elles peuvent changer de caractère, elles peuvent perdre beaucoup de leurs fonctions de frontier, mais elles demeurent in situ ”’ 114, elles sont d’abord ‘“ une zone troublée le long de la frontière ou la volonté du gouvernement doit souvent être soutenu par la force armée”’ 115. En fait, les Indiens, quand ils n’emploient pas le terme de frontier, utilisent celui de border, qui est appréhendé comme ‘“ la zone jouxtant la ligne frontière, avec une profondeur variable. Elle peut coïncider avec la frontière ou peut avoir une profondeur de 20 km ou plus ”’, la différence entre les deux tenant à ce que ‘“ le contrôle étatique est effectif dans la border, alors que ce n’est pas le cas pour la frontier. ”’ 116.
“ it can either refers to the political division between two countries or the division between the settled and uninhabited parts of the country ” : J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1978, p. 33.
Le terme boundary est plus tardif et date du XVIIè, Raffestin et Guichonnet, Géographie des frontières, Paris, P.U.F., 1974, p. 12. L’oubli de l’étymologie est tel que le dictionnaire français-anglais Robert & Collins donne comme premier sens du terme “ la limite des terres colonisées ”.
Publiées à 10 ans d'intervalle, les 2 dernières éditions du texte majeur de J.R.V. Prescott - livre de référence anglo-saxon sur les frontières - portent des titres différents : Frontiers and Boundaries (1978); Political Frontiers and Boundaries (1987); évolution sémantique qui marque à mon sens un renouveau de la réflexion sur les frontières, dont est porteur l’International Boundary Research Unit (IBRU) de l’université de Durham. Symptomatique est d'ailleurs la place faite à la frontier (au sens turnérien) dans la dernière édition : seulement 6 pages sur un total de 300 pages.
Voir notamment Pierre Monbeig, Pionniers et planteur de Sao Paulo, Paris, 1952.
Pierre Monbeig, “ Géographie générale ”, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1966, pp. 974-975.
“ rudimentary socio-political relations marked by rebelliousness, lawlessness and/or absence of laws ”, L.A.D. Kristoff, “ The Nature of Frontiers and Boundaries ”, Annals of the Association of American Geographers, 49/1959, pp. 269-282.
Aux USA le mythe de la frontier, et surtout du frontier's man, “ jeune, vigoureux, confiant dans sa force physique comme dans les promesses du pays qu'il découvre et qu'il fait sien ” (Pierre Monbeig, op. cit., p. 977) entre pour une large part dans la formation de ce qu'on a appelé le rêve américain; celui que R. Reagan voulut relancer en 1980. Le terme de frontier fait toujours référence aux USA, où il désigne, pour le U.S. Census Bureau, les espaces faiblement peuplés - 2 à 6 hab/square mile (1 à 3 hab/km2) -, ce que J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1978, p. 33, désigne comme Secondary Settlement Frontier.
D'autres critères bien sûr entrent en compte, entre autres l'appauvrissement de la ressource dont la découverte a initié le mouvement de frontier.
Par exemple, la suppression en 1884 (Lois de Mai) de l'interdiction faite aux juifs de s'implanter hors des terres occidentales de la Russie, ou celle de s'implanter à l'ouest des Montagnes Bleues à partir de 1714, qui sera abrogée par une ordonnance royale de 1763.
Pierre Monbeig, op. cit., pp. 993-996.
J-P. Charnay, Stratégie générative, Paris, PUF, 1992, p. 176.
“ A frontier, as that term was understood by authorities on British imperial border questions, such as Lord Curzon and Sir Henry MacMahon, is a zone rather than a line. It is a tract of territory separating the centres of two sovereignties ”, A. Lamb, op cit., p. 6.
“ as temporary aberrant, a somewhat fuzzy and unsuitable designation of space which preceded the more legitimate nation-state boundary ”, Ladis K.O. Kristof, “ The Nature of Frontiers and Borders ”, Annals of the Association of American Geographers, N°59, pp. 269-282. P.J. Taylor, op. cit., p. 105, affirme, peut être un peu imprudemment, que “ The frontier ended with the closing of the world-system at the beginning of the century. We now live in a world with one system so that there are no longer any frontier -they are now phenomena of history ”.
“ that part of a country wich borders on another country, i.e., adjoins the boundary-line between two countries ”, article “ frontier ”, M.S. Rao, Anmol’s Dictionary of Geography, New Delhi, Anmol Pub., 1993.
“ the area that extends inward from the boundary or the line of actual control ”, K.R. Singh, “ Changing Concept of National Security ”, D.K. Arya & R.C. Sharma, Management Issues and Operational Planning for India’s Borders, New Delhi, SPF, 1991, p. 13.
“ be their character physical, linguistic, religious or ethnic, cannot be moved ; they may change their character, they may lose much of their frontier functions, but they must remain in situ ”, A.C. Sinha, “ The Divided Communities on the Eastern Himalayan Frontier ”, S.K. Chaube (ed.), The Himalayas, Profiles of Modernisation and Adaptation, New Delhi, Sterling Pub., 1985, p. 174.
“ a troubled area along the boundary where the writ of the government has often to be enforce by force of arms ”, K.R. Singh, “ Changing Concept of National Security ”, D.K. Arya & R.C. Sharma, Management Issues and Operational Planning for India’s Borders, New Delhi, Scholars’ Publishing Forum, 1991, p. 14.
“ state control is effective on the border while it is not so in the frontier. ”, K.R. Singh , “ Border Management Issues and Strategic Planning ”, DVLN Ramakrishna Rao & R.C. Sharma, India’s Borders, Ecology and Security Perspectives, Delhi, Scholars’Publishing Forum, 1991, p. 168.