2) La Marche, Un Archaïsme De Transition

Dans le contexte actuel de la frontière linéaire et de l’unité implicite des territoires qui s’étendent en deçà, la mise en avant du concept de marche pourrait apparaître comme un anachronisme, au regard du terme lui-même qui renvoie, d’abord, au système politique mis en place par Charlemagne pour contrôler la périphérie de son royaume et avant lui, aux Romains qui semblèrent utiliser cette technique de gestion des zones tributaires de l’empire dès le deuxième siècle de notre ère. Est-ce à dire que le concept est obsolète117 ?

Le dénominateur commun de ces deux exemples est l’empire, dont il s’agit de gérer les “ franges ” et donc d’instaurer un système répondant au double souci de se protéger d’un possible envahisseur et de faciliter une éventuelle extension territoriale dudit empire ; la marche est la frontière militaire d’un Etat118.

Ce n’est pas un hasard, me semble t-il, si le terme de marche apparaît pour la première fois au XIème siècle, dérivé de l’allemand “ mark ”119, à l’époque où le “ Drang nach Osten ” devenait la dynamique territoriale majeure du Saint Empire Romain Germanique, à la fois comme pratique politico-religieuse de conquête et comme mouvement spontané de colonisation agraire et minière. En tout, une douzaine de marches implantées entre Mer Baltique (Mark der Billunger) et Mer Adriatique (Mark Istrien) furent établies pour protéger l’Empire des Slaves et des Magyars : ‘“ Les Marches représentaient les provinces frontalières de l’Empire, [...] les marches opéraient de façon relativement indépendante ”’ 120.

Dans la structure administrative carolingienne, la marche (marca) était placée sous l’autorité d’un “ comes marchae ” (d’où sont dérivés les noms de marquis ou de margrave) aux pouvoirs parfois exorbitants. C’est d’ailleurs la conservation d’un tel pouvoir par ses détenteurs qui explique pour une part la difficile intégration de la marche de Bretagne au Royaume de France. Le marquis n’était pas le seul à bénéficier du statut particulier de la marche : concernant les marches de l’ouest français, on parlait aussi de marches avantagères, au regard des privilèges accordés à leurs populations121. En contrepartie, ces dernières étaient corvéables et devaient participer à la construction et à l’entretien de forteresses, ainsi qu’assurer la défense de la frontière122.

Une même pratique était observable en Asie : dans le Tibet de la dynastie Yarlung les “ ministres ” en poste dans les régions frontalières - les Khams - détenaient le titre de Phyi-so, à la place du traditionnel Nang-so 123. En Inde, sous le règne de Harsha, qui avait conservé les structures héritées de la dynastie Gupta124, la périphérie de l’Aryavarta [la plaine indo-gangétique] était sous la protection des rois de la frontière (pratyantanrpati), et des tribus ou clans qui ‘“ paient toute sorte de tribut, obéissent aux ordres et viennent rendre hommage ”’ 125.

Dans son historicité, la marche est perçue comme une étape intermédiaire dans la formation de frontières. C’est ce que laisse entendre H. Inalcik, lorsqu’il précise, parlant des frontières ottomanes, que durant les XIVème et XVème siècles, le vieux terme uj (marche) fut remplacé par celui de serhadd (frontière)126, dans un contexte de réorganisation administrative et militaire de l’Etat, appuyé sur des conquêtes territoriales. Bernard Demotz quant à lui n’hésite pas à intituler un de ses chapitres “ De la marche à la frontière ” lorsqu’il analyse la mutation s’étalant sur plus d’un siècle (entre le XIIIème et le XVème siècles) des confins entre Savoie et Dauphiné en frontière linéaire127. Il s’empresse d’ailleurs de préciser que ladite frontière n’est précise qu’en cas de conflit. De même, Jacques Ancel remarque, en parlant du massif boisé de la Sumava que c’est ‘“ encore aujourd’hui une marche-frontière ”’ ; analyse qui prend place dans un chapitre intitulé ‘“ vides d’humanité ”’ 128.

Ainsi la marche apparaît comme une structuration possible de la zone-frontière, au même titre que les Etats-tampons, les zones neutres et les sphères d’influence129. Il faudrait ajouter à cette énumération les confins, que le dictionnaire Littré définit comme “ Parties d’un territoire, placées à l’extrémité de ce territoire et à la frontière d’un autre ”, qui seraient une sorte d’antithèse de la marche : à “ la fin ” de l’Etat mais sous le contrôle direct du gouvernement central, sans l’autonomie que nécessite sa fonction de région-frontière militaire ; c’est enfin un territoire en position frontière, mais sans limite définie. Les “ militärgrenze ” autrichiennes furent des confins : succédant aux banats (que dirigeaient des bans cumulant les fonctions civiles et militaires), ils furent mis en place au fur et à mesure de l’expansion de l’empire d’Autriche vers le sud-est, de son “ Drang nach Südosten ”130. L’instruction impériale du 23 mai 1702 donna naissance aux confins, fixant leur organisation, leur structure et leur fonctionnement, les plaçant sous le commandement direct du Conseil de Guerre, à Vienne131. La notion de confins recouvre pour les juristes un autre sens, celui d’espace non civilisé entre deux systèmes politiques en expansion, mais désigne aussi une “ zone de battement ” entre deux revendications de tracé d’une dyade132.

Résumons-nous : la marche est, à l’intérieur d’un système politique de type impérial, un espace délimité au statut administratif et militaire particulier, en position frontalière133. J. R. V. Prescott en propose une définition encore plus précise : ‘“ Une marche est un territoire frontalier organisé selon un système militaire à caractère temporaire pour défendre la zone-frontière ”’ 134 ; en fait les marches seraient ‘“ des espaces tenus mais non encore incorporés, des espaces de protection et d’expérimentation, où l’on met des colons et des guerriers, ou des soldats-laboureurs ”’ 135. Mais ces dernières définitions sont à rapprocher de la conception indienne de la frontier ou à celle de border, telle que nous les avons esquissées plus haut, à la différence près que les Indiens ne leur affectent en aucun cas un caractère temporaire ou une valeur historique.

Notes
117.

“ An archaic term ”, selon Malcom Anderson, Frontiers, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 9.

118.

Article “ marche ”, Dictionnaire Littré, Paris, 1880, p. 3723.

119.

Article “ marche ”, Dictionnaire Robert, édition 1984.

120.

“ From these Marks, intended to safeguard the Frontiers of the Empire from Slavonic or alien contact, and ruled by Markgrafs or Markgraves, sprang nearly all the kingdoms and states which afterwards obtained an independent national existence, until they became either the seats of empires themselves, as in the case of the Mark of Brandenburg, or autonomous members of the German Federation ”. Lord Curzon of Kedleston, “ Frontiers ”, The Romanes Lecture, Oxford, 1907, p.27. J.R.V. Prescott en répertorie onze en 1282, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1978, p. 45.

121.

Article “ marches ”, Lexique de géopolitique, Paris, Dalloz, 1988, p. 163.

122.

Philippe Contamine, La guerre au Moyen Age, Paris, 1980, p. 105.

123.

Gedun Choephel, The White Annals, Dharamsala, Library of Tibetan Works & Archives, 1978, p. 26.

124.

Alain Daniélou, Histoire de l'Inde, Paris, Fayard, 1971, p. 119.

125.

Louis de La Vallée Poussin, Dynasties et Histoire de l'Inde, Paris, De Boccard, 1935, p. 43.

126.

H. Inalcik, “ The rise of the Ottoman Empire ”, A history of the Ottoman Empire to 1730, Cambridge, C.U.P., 1976, p. 32.

127.

Bernard Demotz, La frontière au Moyen Age d'après l'exemple du comté de Savoie, Bordeaux, sans date, chapitre deux.

128.

Jacques Ancel, Géopolitique, Paris, Delagrave, 1936, p.69. Dans un autre ouvrage, il définit les marches comme des “ frontières plastiques ” : Géographie des frontières, Paris, Gallimard, 1938, p. 63.

129.

J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1978, p. 44.

130.

Jean Nouzille, Histoire de frontières, Paris, berg international, 1991, p. 79.

131.

Ibid, p.105. Il est intéressant d'observer que l'organisation de ces zones de reconquête fut largement influencée par le mémoire que rédigea un homme issu d'autres “ confins ” : Eugène de Savoie.

132.

Charles de Visscher, Problèmes de confins en droit international public, Paris, Pedone, 1969, 200p. Le terme “ confins ” désigne une zone de densité et de profondeur variables selon les rapports d'interdépendance auxquels donne naissance la proximité de deux espaces considérés.

133.

Parlant du mur d'Hadrien entre Bretagne romaine et Calédonie, P.J. Taylor, Political Geography, London, Longman, 1985, p. 105, le décrit comme “ part of the fortifications of the highland military zone ”.

134.

  “A march is a border territory organised on a semi-permanent military system to defend the frontier ”, J.R.V. Prescott, Boundaries and frontiers, London, Croom Helm, 1978, p. 43.

135.

Roger Brunet (dir.), “ Mondes nouveaux ”, Géographie Universelle, Paris, Hachette-Reclus, 1990, p. 216.