Ce transect transhimalayen ne vaut que pour ce qu’il est, un modèle d’organisation de l’espace, surtout valable pour le Népal central, mais dont la diffusion tend à conforter l’idée d’une unité morphologique himalayenne, masquant implicitement les variations de profils pourtant fortes au long du massif. Seules les Siwaliks constituent une donnée quasi permanente, présentant tout au long du massif le même contraste entre un versant sud assez abrupte et aujourd’hui assez dénudé, et un flanc nord en pente douce encore largement boisé. Elles constituent le premier relief observable depuis les plaines qui, associé à un piedmont demeuré longtemps inhabité ou peu peuplé avant que le vecteur du paludisme n’y soit éradiqué au cours des années 1950, a constitué un obstacle majeur entre la plaine et les collines. C’est véritablement une zone-frontière qui débute dans le Teraï, et se poursuit plus en altitude par une forêt dense de sal (shorea robusta), minutieusement entretenue à la longitude du Népal par les soldats-paysans du royaume Gurkha qui unifia les royaumes himalayens entre Sutlej et Tista. Forêt frontière, forêt refuge, elle fut développée par les successeurs de Rajendra Laxmi Bahadur Shah ‘: “ pour protéger les forêts de basse altitude du Népal [...] afin de développer une dense, impénétrable jungle infestée de malaria comme protection contre l’expansion britannique ”’ 179.
Cette ceinture forestière est aujourd’hui très dégradée sur l’ensemble de la chaîne180, sauf à l’est du Bhoutan, mais elle a longtemps constitué un facteur de différenciation entre les peuples des plaines et ceux des collines.
Les collines sont, au même titre que le Caucase, un “ sanctuaire ” ethnolinguistique où est conservée la mémoire des migrations historiques qui y ont trouvé refuge : s’y entremêlent les familles linguistiques tibéto-birmanes (branche assamaise, himalayenne : lepcha, newari, gurung) et les familles linguistiques indo-européennes (groupe hindoustani : pahari, ourdou ; groupe dardique : cachemiri, népali)181. Sur ce versant sud de l’Himalaya règne une forte polyglossie, qui est d’ailleurs la caractéristique générale des Etats d’Asie du sud182. Chacune de ces langues n’intéresse généralement qu’un petit nombre de locuteurs, à l’exception de celles qui sont “ nationales ” ou reconnues comme telles : népali (un peu plus de 10 millions de locuteurs au Népal), dzongkha (environ 1 million de locuteurs au Bhoutan) et cachemiri (quelque 3,1 millions de locuteurs dans le seul Jammu & Kashmir183). Les autres langues sont nombreuses : au Népal, le bureau central des statistiques népalais en recense 17 (hors le Népali), qui soient parlées par plus de 5 000 personnes ; en Arunachal Pradesh, une cinquantaine de dialectes tibéto-birmans ont été recensés, utilisés au total par un peu moins de 500 000 personnes. Ce plurilinguisme de superposition, pose notamment le problème de l’inter-compréhension au sein d’un même Etat184. L’anglais, malgré son marquage comme langue coloniale, demeure dans sa version de “ broken-english ” la seule langue véhiculaire de la région : reconnu comme une des langues officielles ou semi-officielles au Pakistan, au Bhoutan et au Népal, il n’a pas été supplanté par le Hindi en Inde, malgré les efforts des gouvernements centraux successifs. Depuis les Official Languages Rules de 1976, il est même la langue de communication administrative entre le Gouvernement Central, le gouvernement de l’Etat et les individus au Jammu & Kashmir, au Sikkim, au Bengale Occidental, en Assam et en Arunachal Pradesh185. Les hautes terres sont elles caractérisées par la prépondérance du groupe linguistique bhotia (tibétain)186, relevant de la famille sino-tibétaine, mais utilisant une écriture dérivée de la devanagari.
L’enchevêtrement des langues et des ethnies est complexe sur cet l’espace qui est traditionnellement différencié en plusieurs aires, qui recouvrent encore actuellement une réalité statistique et sont aussi des aires religieuses, identifiables en quatre grands ensembles culturels187 :
au nord-ouest (Pamirs et Cachemire) une aire marquée depuis au moins le XVIème siècle par la culture musulmane et persane ;
sur le versant sud de la chaîne, une aire hindoue;
à l’extrémité orientale de la chaîne, une aire tribale, animiste, mais aussi chrétienne, depuis la pénétration des valeurs méthodistes anglaises au XIXème siècle ;
sur le versant nord, mais débordant par-dessus les lignes de crêtes, une aire tibétaine et lamaïste.
Ces aires globalement circonscrites sont loin d’être homogènes. Elles pourraient sans doute servir de cadre de référence à une revendication sur base culturelle ou religieuse mais, au regard des disparités intra-régionales, comme de l’absence (à l’exception bien sûr du Cachemire) d’un pouvoir fort localisé ou de l’affirmation d’une identité régionale transcendant les différences au travers d’un référent ethnique ou religieux unique et géographiquement circonscrit, ne sauraient être mobilisées sans risque pour l’un ou l’autre des acteurs potentiels.
“ to protect the southern low-land forests of Nepal... as to develop a dense, impenetrable and malaria-infested jungle as a defence against British expansion ”, Michael Thompson, cité dans J. D. Ives et B. Messerli, The Himalayan dilemma, Routledge, London, 1990, p. 48.
Ces forêts de sal ont constitué, notamment dans l’est de la chaîne, le principal réservoir de traverses pour la mise en place du réseau de voies ferrées de l’Inde du nord.
Olivier Herenschmidt, “ L'Inde et le sous-continent indien ”, Ethnologie régionale, Paris, Gallimard, 1978, pp. 110-111.
Pour ne citer que l'Inde, rappelons que la Constitution (annexe 8) reconnaît 15 langues officielles, que les recensements en comptabilisent en moyenne 190 et que les spécialistes en recensent jusqu'à 1600 (langues et dialectes confondus).
Paradoxe de la complexité linguistique en Inde, le Cachemiri est reconnu comme langue officielle par la Constitution (liste n°8) mais n'est pas la langue officielle du Jammu & Kashmir, rôle tenu par l'Urdu.
Ainsi, s'ils n'ont pas perdu l'usage de leur langue maternelle, les Newars de la vallée de Katmandou sont fréquemment bilingues.
Il semblerait qu’il y ait une tendance à “ l’hindi-isation ” de l’anglais, tant du point de vue de la syntaxe que du vocabulaire utilisé : un suivi de la presse indienne en langue anglaise sur plusieurs années fait ressortir la multiplication des expressions empruntées à l’hindi, même de la part du très rigoureux Times of India.
Cette apparente unité masque des variations dialectales où l’intercompréhension n’est pas immédiate : c’est le cas du ladakhi (bodhi) qui est une forme ancienne du tibétain. La forme la plus employée de ce dernier est le parler de Lhasa, qui tend à se généraliser au Tibet du fait de la standardisation par l’administration chinoise des modes d’apprentissages de la langue.
Voir A.C. Sinha, The Cultural Zones and their Frontiers in the Himalayas, paper presented in the Workshop on Himalayan Studies, Ranchi University, March 14-16, 1981.