L’originalité du milieu extrême observable dans les Himalayas est qu’il est paradoxalement l’espace d’un interface homme-nature unique. Le Tibet n’a pas seulement une réalité physique de hautes terres mais aussi humaine, de civilisation, si on entend par là une structure collective que caractérise en propre un faisceau d’encadrements sociaux, culturels et techniques211. La civilisation tibétaine s’est constituée à l’intérieur d’un cadre physique très contraignant, combinaison de haute altitude, de sécheresse (voire d’aridité), de froid212.
L’oekoumène tibétain occupe un ensemble discontinu de zones planes ou pseudo-planes, liés par des flux socio-économiques. La base de l’organisation du territoire est le lung, ou pays. C’est une structure socio-spatiale cohérente de taille variable généralement circonscrite dans une alvéole morphostructurale : ombilic entre deux verrous ; bassin récepteur d’un fleuve entre ligne de partage des eaux et ligne de crête.
L’agriculture doit s’adapter à une saison végétative très courte, que limite la neige sur le versant cishimalayen et le gel sur le versant transhimalayen et le Tibet : au Ladakh elle s’étend de mai à septembre213 ; dans le Kumbu de mi-avril à octobre214, de même que dans le Tibet propre215. S’y ajoute une seconde contrainte, d’espace : les terres cultivables sont restreintes, se limitant aux anciennes terrasses lacustres des fonds de vallée et aux cônes de déjection des torrents latéraux que la sécheresse du climat obligent à irriguer216. Même si certaines vallées cishimalayennes sont plus humides, l’extrême rareté des sols plans ou à faible pente devient alors un autre facteur limitant. Les productions agricoles sont de faible volume et ne permettent pas toujours de dépasser l’autosuffisance familiale : si dans la vallée du Tsangpo les rendements atteignaient en 1984 28q/ha217, les engrais nouvellement introduits au Ladakh ne permettaient d’obtenir que 12q/ha218.
Un complément de ressources est trouvé dans l’élevage du yack, de son hybride, le dzo, de caprins et d’ovins (dont certains fournissent la soyeuse laine pashmina). Les troupeaux sont amenés en estivage sur les hautes terres (jusqu’à 6 000 m dans le Rupshu219) pour y utiliser les pâturages non disponibles dans les vallées réservées aux cultures, faisant cohabiter un habitat double, d’hiver (gunsa) et d’été (gyarsa)220. Les ressources fournies par l’agriculture sont complétées par celles du commerce qui reste, même s’il existe une structure commerçante propre, une activité individuelle. L’inactivité végétative de l’hiver est mise à profit pour ces longs déplacements pédestres à travers l’espace tibétain, au but commercial de troc, mais aussi religieux, de pèlerinage.
L’espace résiduel, s’il est vide d’installation humaine permanente, est partie intégrante des structures socio-spatiales de la civilisation tibétaine : espace vide mais non inutile ; espace de complémentarité pour une société duelle agriculteurs/nomades (bod-pa/drok-pa). Les communautés rurales reposent sur cette association économique vallée (village plus cultures)/ hauts versants (pâturages) qui peut, dans le cas d’un développement suffisant des hautes terres, déboucher sur une dissociation en cellules distinctes et complémentaires : communauté de la vallée/ communauté de l’alpage.
C’est le domaine des champs de sel dans les terres désolées du Changtang ou de l’Aksaï Chin où l’évapotranspiration est intense, des mines d’or (exploitation des gisements alluvionnaires, mais pas de véritable extraction minière pour ne pas froisser les Lhu 221 ou pour éviter de peu contrôlables ruées vers l’or), des pâturages d’altitude maigres et extensifs. Tel est le cas dans les Changtang (ladakhi et tibétain) et au Rupshu, où des pasteurs nomadisant vivent en complémentarité des agriculteurs des vallées222. Le phénomène peut atteindre une dimension macrorégionale lorsque, comme au Changtang tibétain, les terres de pâturage atteignent une ampleur telle que les échanges pasteur nomade-sédentaire n’intéressent plus une, mais une multitude de communautés et élèvent le troc à une échelle régionale.
Jean Racine, “ L'Inde ou comment gouverner Babel ”, Hérodote n°42, juillet-septembre 1986, pp. 7-32.
Nous ne traiterons pas de l'aspect religieux de cette société, qui en est pourtant la clé : d'autres l'ont fait, de façon admirable : Rolf Aurel Stein, La civilisation tibétaine, Paris, Dunod, 1962). Nous nous limiterons à évoquer ses dimensions sociales et économiques, éléments qui nous ont paru suffisants à en souligner son originalité.
Patrick Kaplanian, Les Ladakhi du Cachemire, Paris, 1981, p. 67.
C. Von Fürer Heimendorf, Les sherpas du Népal, Paris, 1980, p. 28.
J. Perrin, “ Les sociétés tibétaines ” Ethnologie régionale, Paris, 1978, p. 398.
Au Ladakh, elles représentent 1% de la surface totale, P. Kaplanian, op. cit., p. 29.
Liu Yanhua, Dynamics of Highland Agriculture in Lhasa District, Tibet, Kathmandu, ICIMOD occasional paper n°22, octobre 1992, p. 12. On peut noter que des cultures expérimentales ont permis d'obtenir pour le blé d'hiver des rendements de l'ordre de 130 q/ha, grâce à la très forte radiation solaire dont bénéficie la vallée du Tsangpo (Tricart, op. cit.), mais il n’est pas certain que de tels rendements ne soient pas obtenus au préjudice de l’environnement (surconsommation d’engrais et surexploitation de la terre arable).
P. Kaplanian, op.cit., p. 39.
La carte AMS NI 44-13 (Tso Morari) porte plusieurs camps d'estivage à plus de 6000 m, notamment autour du Tso Morari.
Pouvant aboutir au “ dédoublement ” des localités, différenciées selon le suffixe: ainsi Gar (Ngariskorsum) concerne Gargunsa (hiver) et Gartok (ou Gargyarsa, été).
Divinités du sol.
P. Kaplanian, op. cit., p. 39.