La préservation sur le long terme de l’identité tibétaine, alors même que les collines devenaient une mosaïque de langues et d’ethnies, est fondamentalement liée à l’altitude, appréhendée ici comme discriminant majeur entre des sociétés séparées par un gradient altimétrique fort puisque la montée en altitude s’associe à une baisse de pression barométrique240, ayant des conséquences déterminantes sur la vie des sociétés vivant à haute altitude : c’est l’altitude physiologique241.
L’hypobarie de l’air pose à l’organisme un problème d’anoxémie qui requiert pour les non-autochtones une nécessaire adaptation au-dessus de 3 000 m242. Sa durée devient de plus en plus longue au fur et à mesure que l’altitude croit - une dizaine de mois à 4 100 m243- et paraît impossible à 5 800 m244, altitude d’un certain nombre d’alpages de l’Himalaya, ainsi que de nombreuses zones frontalières du massif. La capacité de travail n’est toutefois jamais complètement récupérée pour un migrant né dans les basses terres : ce qui ne constitue qu’un inconvénient passager pour le touriste devient un handicap d’autant plus fort pour le migrant que l’altitude paraît être responsable d’autres symptômes, comme une baisse de fécondité ou une plus grande sensibilité aux maladies pulmonaires245. L’altitude introduit une seconde limitation : si Tatagaon, dans le Dolpo, est à 5 769 m, l’établissement humain le plus élevé, l’essentiel du peuplement tibétain ne dépasse pas 4 000 m en moyenne. La limite, qui coïncide avec celle des neiges permanentes sur le versant sud du grand Himalaya, est aussi celle du pergélisol qui empêche toute vie végétative. Il occupe la plus vaste superficie des latitudes moyennes et basses de la planète, et dont l’altitude inférieure, de 4 300 m-4 400 m dans les Kunlun, ne cesse de croître en direction du sud : 4 800 m-4 900 m dans la chaîne du Tang La, 5 300 m sur les pentes nord de l’Himalaya. A la hauteur du Kunlun shanku sur l’axe Xining-Lhasa, il atteint une épaisseur de 140 m à 175 m : en été, le sol dégèle sur une profondeur de 1 m à 4 m, rendant sinon impossible, tout au moins très coûteux l’entretien de la route la plus fréquentée du Tibet246.
La contrainte de l’altitude affecte aussi les militaires : les Etats belligérants l’ont compris et recrutent parmi les populations acclimatées des soldats pour constituer des bataillons d’élite comme le “ corps indien des 22 ”, composé de Tibétains et de Ladakhi. L’armée indienne a de plus établi le long des principales voies de pénétration himalayennes des “ acclimatization camps ” (une dizaine le long de la route Srinagar-Leh, un peu moins sur la route Mandi-Kyelang et sur l’Hindustan-Tibet highway qui conduit au Lipulekh la) afin d’assurer aux autres soldats une montée progressive en altitude et de permettre une adaptation de leur organisme non seulement à l’anoxémie mais aussi à la sécheresse de l’air et au froid247.
C’est un souci justifié lorsque l’on note que la capacité de travail (comme d’action) est réduite de 20% à 30% pendant la première année d’installation à 4 000 m248, et qu’une part notoire des victimes des guerres himalayennes sont dues aux conditions du milieu. Le problème est assez bien résumé par un officier pakistanais : ‘“ Nous sommes courageux, ils sont courageux. Et nous affrontons tous deux les mêmes ennemis : le climat et l’altitude ”’ 249 ; en fait, dans le conflit qui a pour cadre le rebord occidental de la cuvette du Siachen, 80% des victimes résultent d’avalanches, de chutes dans les crevasses ou souffrent d’oedèmes pulmonaires ou cérébraux.
L’occupation du Tibet constitue en soi un avantage stratégique majeur, puisqu’à 200 km au nord des plus hautes crêtes, les altitudes demeurent fortes - elles sont au minimum de 3 000 m dans la vallée du Tsangpo ou dans celle de l’Indus - et ne se réduisent que 500 à 1 300 km plus au nord, dans les marches sino-tibétaines, ou dans la cuvette de Xining où on trouve de plus des conditions proches de celles qu’on peut observer dans les marches indo-tibétaines, en contrebas du grand Himalaya. Cette possibilité de stationner des troupes tout au long de l’année dans un environnement climatique pas trop extrême et dans un cadre social (quasi) normal comme dans la moyenne vallée du Tsangpo (Shigatse, Lhasa) est un atout psychologique irremplaçable pour l’armée chinoise, comparé au cadre des terres d’altitude que peut mettre à contribution l’armée indienne.
La pression diminue de 2,5% à 4% tous les 300 m, Ram Kumar Panday, Development Disorders in the Himalayan Heights, Kathmandu, Ratna Pustar Bhandar, 1995, p. 119.
L’altitude ne pose pas seulement un problème aux êtres humains, mais aussi à leurs véhicules : les moteurs atmosphériques connaissent des baisses de rendement assez importantes aux hautes altitudes, ce qui entraîne surchauffe de la mécanique et besoin de refroidissement fréquents, donnant ainsi naissance à un nouveau métier au Tibet, celui de “ refroidisseur de moteur ” en haut des cols!
La carte du Tibet, produite par l’office de cartographie du gouvernement du Tibet, fournit des données climatiques mais aussi des données sur la disponibilité en oxygène des principales villes, selon les mois.
M.S. Malhotra, “ Effects of ecological factors on different physiological and biochemical parameters in low-landers during prolonged stay at altitude of 4100 m in Western Himalayas ”, Ecologie et Ethnologie de l'Himalaya, Paris, CNRS, 1977, p. 238.
ibid., p. 236.
id., p. 223.
Ren Mei'e (dir.), op. cit., p. 428. La section Golmud-Lha sa, dont la modernisation fut achevée au printemps 1987, était déjà fortement détériorée à l'automne de la même année. La difficulté de concevoir des axes durables sauf à un coût élevé est la raison majeure de l'abandon temporaire du projet de liaison ferroviaire Qinghai-Tibet.
A l’inverse, la descente en altitude de troupes acclimatées représente un avantage considérable : la présence de globules rouges en grande quantité dans le sang est un atout pour toute activité physique, notamment d’endurance.
P.T. Baker, “ Human biological problems in the Himalayan-Hindu Kush region ”, Ecologie et Ethnologie de l'Himalaya, Paris, CNRS, 1977, p. 223.
“ We are brave, they are brave. And we both face the same enemies: the weather and the altitude ”, “ War at the top of the World ”, Time International, 17 juillet 1989.