Une seconde avantage particularité qu’offre l’espace tibétain est la dissociation entre ligne de crête et ligne de partage des eaux. Dans les Himalayas, la ligne de partage des eaux n’est pas portée par la plus haute chaîne, le Grand Himalaya, mais par les chaînes transhimalayennes qui lui sont accolées au nord. De fait, le Grand Himalaya n’est ligne de partage des eaux que de 74° est à 78° est (où il sépare la cuvette du Cachemire du bassin-versant de la Zanskar) et de 89° est à 91° est (où il sépare la Shankosh et la Tongsa de la zone aréique du Yamdrok Tso).
au nord-ouest du massif, les lignes de crête des Gunjerab puis du Karakoram constituent la ligne de partage des eaux entre les tributaires de l’Indus (Gilgit, Hunza) qui se jettent dans la Mer Arabique d’une part, les Pamirs (haute Amu Daria) et les tributaires de l’endoréique Yarkand Daria d’autre part.
à l’est du Karakoram La (5 598 m) la ligne de partage des eaux quitte le Karakoram pour suivre un tracé sinueux entre la Chip-chap (affluent de la Shyok) et le Karakash (coulant dans le Takla Makan), dernier contact entre deux systèmes plus ou moins exoréiques.
à partir du Changchemno (affluent de l’Indus) les bassins-versants de l’Indus et du Yarkand Tarim sont séparés par les hautes terres aréiques du Changtang ; les premières étant celles du Lingzitang et de l’Aksai Chin.
plus à l’est le bassin-versant indien (Indus et Tsangpo) naît sur les crêtes des Gangling puis des Gangdisiri jusqu’à ce que le Tsangpo et ses affluents rejoignent les multiples plis du noeud épigénique birman.
au sud se trouve la ligne de partage des eaux de l’Himalaya proprement dite, qui sépare les auges du haut-Indus et du Tsangpo au nord, du versant indo-gangétique au sud de la chaîne.
L’existence de deux lignes de partage des eaux parallèles dans les Himalayas - l’une principale bordant au nord l’écoulement en direction de l’océan indien et l’autre secondaire entre bassins de réception de l’Indus et du Gange - remet en question le principe de la ligne de partage des eaux comme support normatif de frontière dans un cadre montagneux. A plus grande échelle les conditions climatiques et topographiques permettent l’existence de zones aréiques sur les interfluves et rendent difficile l’application du principe, d’autant plus que ces particularités peuvent localement couvrir des superficies importantes et constituer, parce qu’elles sont en position de frontière, des enjeux stratégiques.
Quand la ligne de partage des eaux est différenciée de la ligne des plus hautes crêtes (le grand Himalaya, sauf au nord-ouest) les rivières, en s’écoulant vers le sud, franchissent cette dernière par des percées qui sont autant de brèches dans le mur que constitue la chaîne. Elles s’enfoncent (soit directement, soit après les avoir un instant longés) dans les massifs, défonçant les plus hautes chaînes par des gorges profondes et souvent étroites : la Kaligandaki traverse le Grand Himalaya entre Annapurna (8 110m) et Daulaghiri (8 203m) à 2 400 m d’altitude ; l’Arun a entaillé un transanticlinal sur une profondeur évaluée à 15 000 m250. La plus grande complexité du réseau hydrographique se trouve au nord-est du massif, où les chaînes du Ladakh, du Zanskar, du Grand Himalaya et du Pir Panjal séparent les versants enneigés du Karakoram de la plaine de l’Indus et forment autant d’obstacles que les rivières, et notamment l’Indus, ne franchissent que par de profondes gorges. Ces gorges isolent les bassins amont et aval d’une même rivière ; c’est l’obstacle qui sépare le monde transhimalayen du monde himalayen et, plus bas, celui-ci de la plaine251.
Ce qui peut apparaître comme “ détail ” morphologique s’avère en fait accroître la pénétrabilité du massif par l’homme et a donc joué - et joue encore, quoique selon un autre registre - un rôle fondamental dans son peuplement. Ce domaine dégagé par l’érosion ou s’appuyant localement sur des structures faillées de type graben - les brèches ou saillants - compose un ensemble “ d’avancées ” climatiques transhimalayennes vers les latitudes plus basses : c’est climatiquement un phénomène d’invasion surplombante, qui maintient des conditions transhimalayennes sur certains points du versant sud de la chaîne252. Entre ligne de partage des eaux et ligne des plus hautes chaînes s’étend un ensemble de vallées “ suspendues ” participant à l’hydrographie cishimalayenne tout comme au système climatique transhimalayen ; un espace de transition physique entre deux extrêmes climatiques dont les formes les plus marquées se retrouvent au Mustang, au Sikkim (vallée de la Chumbi), à Tawang et dans une moindre mesure le long du cours médian de la Kuru chu.
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Jacques Dupuis, op. cit., p. 21.
A ce titre, la remontée de la Bhote Koshi en direction du poste-frontière de Kodari est l’occasion d’un transect exemplaire.
Sans doute pourrait-on citer l’exemple de Jomosom, dans la haute Gandaki, qui reçoit une moyenne annuelle de 255 mm d’eau tandis que Lumle, 50 km au sud, en reçoit plus de 5000 mm, J.D. Ives et B. Messerli, op. cit., p. 27.