3) Les Cols, Ou La Question Du Déplacement

Ces formes locales de faiblesse structurale du grand Himalaya posent le problème plus complexe de l’accessibilité dans ce milieu naturel original qui apparaît comme surdéterminant pour l’installation mais aussi le déplacement des hommes. Une telle surdétermination n’impose ses contraintes physiques que par rapport à un niveau de développement économique et technique défini et n’obvie en rien un développement futur susceptible d’établir un nouvel interface homme/milieu. Les discontinuités dans les flux structurant la société engendrent un morcellement de l’espace tibéto-himalayen, donnant aux différentes communautés une certaine autonomie “ de fait ” les unes par rapport aux autres. Dans un espace à dimension humaine, l’élément-clé du parcours est le col, qui lie deux bassins-versants entre eux, mais aussi deux niveaux d’un même cours d’eau qu’une gorge isole l’un de l’autre253. En fait, le terme de col est impropre à circonscrire cette réalité physique : la désuète “ passe ” conviendrait mieux à circonscrire et la notion de col et celle de passage permettant de franchir un relief intermédiaire. L’anglais pass et le tibétain la, qui sont indifféremment employés sur les cartes, véhiculent eux aussi cette incertitude. Nous préférons toutefois conserver le terme “ col ” qui demeure d’usage plus fréquent254.

La société tibétaine ignora la roue jusqu’en 1950 et par conséquent la route : les flux sont à l’échelle d’un mode de transport encore largement conditionné par l’élément humain (vitesse de déplacement à pied ou monté) et donc tributaire d’un certain nombre de contraintes physiques255 : altitude, froid, précipitations pluviales ou nivales et leurs conséquences (crues ou avalanches), végétation luxuriante (qui ralentit ou entrave la progression) ou au contraire rare, qui entraîne l’absence de fourrage (et nécessite soit un détour afin de trouver des pâturages, soit d’emporter l’alimentation nécessaire à l’animal de bât, accroissant le prix du transport en réduisant la charge utile256). S’ajoutent aussi les risques intrinsèques du voyage, qui pouvaient dans les grands parcours, comme la traversée du Karakoram, coûter jusqu’à 40% des marchandises transportées257.

La contrainte “ logistique ” se complète d’une autre, climatique, qui peut faire varier les itinéraires en fonction des saisons. Si certaines “ routes ” sont impraticables pendant la saison froide en raison de leur enneigement (plus de neuf mois par an pour certains cols), d’autres itinéraires deviennent alors possibles, rendus praticables par la congélation des eaux courantes : phénomène du tchadar 258.

En fait se pose la question de l’accessibilité, qui peut paraître subjective mais répond implicitement à un ensemble de critères physiques :

La différence d'accessibilité fait du “ pays ” que le col introduit un isolat relatif ou au contraire un lieu de circulation majeur. Sa plus grande accessibilité par l’un ou l’autre des versants de l’Himalaya définit une appartenance implicite à telle ou telle sphère politique, indépendamment des contraintes stratégiques extra-régionales qui purent s’exercer.

Plutôt que de présenter un catalogue des pays et des cols (à l’image des Gazetteer anglaises - fort utiles - du siècle dernier), il paraît préférable de traiter graphiquement ces données. Elles résument les thèmes précédemment évoqués et sont conçues comme une synthèse du cloisonnement et de la circulation dans les Himalayas, selon l’accessibilité des différentes cellules qui le composent. Le parti-pris d’une vision quelque peu homéostatique de la dynamique homme-milieu en Himalaya est dicté par le double souci de rendre compte du contexte qui prévalait lors de la fixation des frontières sur le massif, autant que de poser les bases de la dynamique “ traditionnelle ” des hautes terres, encore faiblement affectée par un développement exogène, impulsé depuis les basses terres. Une preuve en est le faible développement d’un réseau moderne de communications, au moins sur le versant cishimalayen.

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Figure 14 : Cols et gorges dans les Himalayas.
[Note: Sources : cartes topographiques à différentes échelles. ]

Cette logique d’accessibilité (ou de faible accessibilité) joue aussi dans les conflits qui n’éclatent bien souvent qu’à la saison chaude si les attaquants viennent des plaines et au début de la saison froide si ce sont au contraire les armées venues des hautes terres qui prennent l’offensive259. A petite échelle, les conditions naturelles définissent une distance-temps originale : parce que l’accès en est libre toute l’année, les liens du Tibet avec le nord-est (la Chine) l’emportent sur ceux avec le sous-continent indien bien que la distance séparant le Ü des plaines soit dix fois supérieure (en moyenne 3000 km contre 300 km). Toutefois, cette contrainte géo-climatique doit être modulée par l’héritage historique : le raffermissement des liens avec le monde chinois à l’époque moderne tient surtout à l’affaiblissement du commerce transhimalayen créé par la fermeture du Tibet aux étrangers à partir du XVIIIè siècle.

Pourtant, l’accès au Tibet par le nord est fort limité : les itinéraires les plus fréquentés sont ceux qui traversent le Kham, mais qui offrent des conditions de parcours guère différentes de celles qu’on retrouve en Himalaya - 4 rivières et 6 chaînes à franchir, dont les cols sont fermés en hiver260 - ou passant par le Kokonor (Qinghai). Ce dernier constitue certainement l’accès le plus aisé car si le chemin en est long, les cols sont rarement bloqués en hiver, en raison de précipitations nivales limitées261. A l’extrême ouest de ce nord, d’autres accès existent, par la Raskam ou la Taghdumbash Pamir, mais ils furent la plupart du temps loin de tout pouvoir politique fort, et même de celui du Tibet262.

A l’inverse, les accès indiens du Tibet sont nombreux : une vingtaine de passes majeures sont ou ont été fréquentées. Par contre leur utilisation demeure tributaire des précipitations pluviales dans les bas ou à l’approche du grand Himalaya (intense solifluxion qui emporte régulièrement les routes) et nivales : les cols sont élevés (peu sont en dessous de 4 000 m) et sont bloqués par les neiges une partie de l’année263. Seul le Ladakh est d’accès relativement aisé depuis la plaine de l’Indus, puisqu’aucun des cols du parcours jusqu’à Leh n’est à plus de 4 100 m et que l’importance stratégique accordée au territoire par les autorités indiennes tend à accélérer l’ouverture annuelle de la route. Même en été, la circulation demeure incertaine, en raison du “ plâtrage ” occasionnel des cols par la neige que peuvent générer les précipitations de mousson, notamment dans l’est du massif, où leur puissance peuvent s’étendre au-delà de la barrière théorique du grand Himalaya.

Notes
253.

Un exemple extraordinaire est la liaison Shigatsé - Lhasa : si une route existe, qui longe le Tsangpo, la liaison la plus fréquentée est celle qui passe par Gyangtsé et franchit le Karo la (5 054 m) puis le Kampa la (4 794 m).

254.

On retrouve fréquemment cette utilisation particulière du terme dans les Alpes, ainsi le col de la Madeleine, qui permet de franchir un verrou glaciaire sur la D. 902 entre Lanslevillard et Bessans.

255.

D'autant plus importantes que les véhicules automobiles ou à traction animale étaient jusqu'à peu de temps inconnus dans ces régions.

256.

Cette logique demeure pertinente avec des moyens moderne de déplacement : avant la construction de l’oléoduc Golmud-Lhasa, l’armée chinoise devait en plus de son chargement en hommes ou équipement, transporter son carburant, soit 30% de la charge utile.

257.

Le long des axes modernes, les carcasses de véhicules accidentés ont désormais remplacé celles des animaux morts d’épuisement.

258.

Soit l'utilisation des eaux gelées comme axe de circulation, ainsi la rivière Zanskar entre Leh et Padum.

259.

Cette logique militaire fut validée a contrario par l'attitude indienne lors du conflit indo-pakistanais de 1971 : l'Inde attendit que les cols soient bloqués pour attaquer, empêchant la Chine d'intervenir d'une façon ou d'une autre. Dans le même ordre d’idée, il n’y eut pas d’affrontement dans la Sumdorong chu en 1986, en raison des conditions météorologiques très défavorables qui régnèrent dans le secteur pendant l’été.

260.

Ces itinéraires ne sont guère meilleurs que ceux qui franchissent l’Himalaya, malgré la construction d’axes modernes : un guide chinois actuel précise que “ Due to landslide, mud slides, snow, washouts, and even glacial blockages, the route is best not attempted in winter (September to February) ”, cité dans Lee Feigon, Demystifying Tibet, Chicago, Ivan R. Dee, 1996, p. 63.

261.

Le col le plus élevé de l'itinéraire Xining - Lhasa est le Thang la, le “ col facile ”.

262.

C’est une de ces routes qu'emprunta la mission Bonvalot en 1889.

263.

En règle générale, les cols franchissant le grand Himalaya sont ouverts de juin à octobre, voir les trekking route maps que publie le Survey of India.