2) Une Frontière Exemplaire?

La délimitation de la frontière entre Chine et Népal fut l’objet d’un premier accord, ratifié par les deux gouvernements à Beijing le 21 mars 1960 : ‘“ l’Accord entre le gouvernement de la République Populaire de Chine et le gouvernement Royal du Népal sur la question de la frontière entre les deux pays ”’ abordait les modalités de définition de la frontière (portant en autres sur la création d’une commission mixte), ainsi que les procédures applicables aux sections de la ligne dont le tracé différait entre les cartes chinoises et népalaises jointes en annexe du document296.

Un an et demi fut nécessaire pour formaliser le traité de frontière qui est signé le 5 octobre 1961 à Beijing. Le délai d’élaboration du tracé est remarquablement court si on tient compte de la grande longueur de la dyade (1 111,47 kilomètres) et de la médiocre accessibilité de la majeure partie du terrain concerné. Rendant caduc l’accord précédent, le traité définit avec minutie le tracé de la frontière (article II), qui est de plus reporté sur une série de cartes au 1/500 000 annexée au traité297.

Le tracé de la frontière ne fut définitif qu’après la signature, le 20 janvier 1963, du ‘“ Protocole entre le Gouvernement de la République Populaire de Chine et le Gouvernement Royal du Népal relatif à la frontière entre les deux pays ”’. Des échanges de notes l’ont précédé - en août 1962 - qui visaient à déterminer la nationalité des populations habitant les territoires touchés par un transfert de souveraineté. Le protocole réaffirme le tracé délimité en octobre 1961 (articles 6 à 19), précise l’état de la démarcation sur le terrain au moyen de 79 bornes (articles 20 et 21) et fixe les modalités d’entretien des bornes frontières (articles 22 à 31)298.

Ce traité de frontière vaut, à plus d’un titre, comme exemple :

  • c’est le premier dont le gouvernement chinois s’est soucié : le traité de frontière sino-birman a été conclu avant celui-ci, le 1 octobre 1960, mais les pourparlers concernant la dyade sino-népalaise ont débuté très tôt, en 1956299.

  • il est le seul à s’appuyer, à quelques exceptions près, sur un même support physique tout au long de la dyade : la ligne de partage des eaux entre affluents du Tsangpo et affluents du Gange.

  • Enfin, le traité est le premier à définir intégralement les limites nord du Népal ; il transforme la frontière traditionnelle (le terme ‘“ traditional customary boundary ”’ est récurrent dans les versions anglaises des traités et accords relatifs à la frontière) en frontière moderne.

Les négociations ne portèrent pas sur la validité accordée par les uns ou les autres à un texte, mais sur la nature de la frontière telle qu’elle a pu exister auparavant et à son adéquation aux exigences contemporaines des deux Etats : l’objectif était de donner ‘“ un caractère scientifique ”’ à la frontière traditionnelle300. En fait, les négociateurs statuèrent surtout sur les divergences que les documents cartographiques échangés laissaient apparaître301. Le terme de “ frontière traditionnelle ” acquiert, dans le cas de la dyade sino-népalaise, une dimension spécifique en l’absence de traités de frontière antérieurs : l’espace de la frontière sino-népalaise paraît avoir été appréhendé comme “ vierge ” d’empreintes politiques par les négociateurs, ce qui était le principe normatif des négociations frontalières qu’entreprit la Chine302.

Les accords passés entre 1960 et 1963 ont explicitement défini la ligne de partage des eaux comme principe normatif pour la délimitation de la frontière. Dans le cas de rivières traversant le grand Himalaya, les négociateurs purent mettre en avant des traités ou accords partiels ayant trait aux villes-frontières dont la souveraineté constitua un enjeu stratégique pendant de nombreux siècles. Le dernier traité de frontière en date, celui de Thapathali en 1856, établissait la souveraineté des principaux points d’entrée du Népal : Kerong, Kuti, Junga, Tagla Khar, Chewur Gumpa et Dharkling. Hors de ces axes commerciaux, les territoires bhotias du nord étaient en fait peu intégrés, politiquement ou économiquement, au Népal moderne; seul faisait exception le royaume du Mustang dont la vassalité vis à vis du Népal fut acquise au XVIIIème siècle par la dynastie gurkha.

La non-publication des documents relatifs aux négociations, comme l’absence de revendications exprimées de part et d’autre ne permettent pas de rendre compte du détail du processus de négociation de la frontière, mais tout au moins pouvons-nous noter qu’il y a eu échanges de territoires, puisqu’en août 1962 les deux gouvernements procédèrent à un échange de notes portant sur les populations concernées par le tracé de la frontière303. Une analyse comparative entre différentes cartes ne permet pas non plus de se faire une idée des modifications apportées à la frontière observée auparavant par le traité de 1963. Si à l’extrémité occidentale de la dyade, la frontière paraît couper au même endroit la route Jumla-Taklakot304, il faut admettre que pour les autres routes transhimalayennes le tracé actuel privilégie le coté chinois puisque les postes frontières se trouvent tous au sud des principaux reliefs, disposant de l’avantage-terrain identique à celui qu’ils revendiquent plus à l’ouest, au Shipki la305.

Notes
296.

Les cartes, elles, ne furent pas rendues publiques.

297.

Un jeu de cartes au 1/50 000 précise le tracé de certaines sections, notamment lorsque la frontière est sécante d'un système hydrographique.

298.

A l’ouest, la dyade commence à la trijonction Inde/ Chine/ Népal, qui n’est pas définie comme telle, mais par son support physique : “ la ligne de frontière sino-népalaise débute au point où la ligne de partage des eaux entre la rivière Kali et la rivière Tinkar rencontre la ligne de partage des eaux entre les tributaires de la rivière Mapchu (Karnali) d’un coté et la rivière Tinkar de l’autre ” ; soit approximativement par 30°12’ nord et 81°2’ est, à trois kilomètres à l’est du Lipu Lekh La. De là, elle suit une orientation générale nord-ouest sud-est pour s’incurver à mi-parcours selon une orientation plus franchement ouest-est jusqu’au “ point terminal où la ligne de partage des eaux entre la rivière Khar et la rivière Chabuk rencontre la ligne de partage des eaux entre la rivière Khar et la rivière Lhonak ”.

299.

On pourrait consulter, pour les déboires occasionnés par une frontière trop imprécise, le récit de Sidney Wignall, Prisonniers au Tibet rouge, Flammarion, Paris, 1959, 247p., d’une “ aventure ” qui se déroule en 1955.

300.

“ a scientific shape ”, Interview de B.P. Koirala, FEER, 26/5/1960.

301.

Et notamment sur la souveraineté de l’Everest, que le gouvernement népalais était prêt à considérer comme un casus belli.

302.

Voir infra chapitre six.

303.

De retour de Chine, le roi Mahendra affirma au cours d’une réception à Katmandou que : “ By the Northern Boundary treaty, the Kingdom of Nepal has gained three hundred square miles and I feel that all the Nepalis will experience a sense of glory when I state that Sagarmatha, on which the eyes of the world seem to be focused, continues to be as it has been, ours and within our territory ”, S. C. Bhatt, The Triangle India- Nepal -China, New Delhi, Gyan Publishing House, p. 130.

304.

L’emplacement des postes frontières est identique à celui signalé par Sri Swami Pranavananda, 15 ans auparavant.

305.

C’est entre autres le cas de la bourgade de Khasa/Changmu, séparée des hautes terres tibétaines par un col à 4 900 m. Dans ce cas, l’élément bhotia est absent au sud de la frontière.