2) La Frontière Orientale

a) Entre Les Deux Cachemires, Une Frontière “ Artificielle ”

La Ligne de contrôle effectif stricto sensu relie en 740 km le point NJ9842 à un second, un peu en aval de la ville de Manawar, sur un affluent rive droite de la Chenab. C’est ce point que l’ONU a fixé comme limite à l’action de l’UNMOGIP. Il est 100 km plus à l’ouest que le point où Sir Cyril Radcliffe avait fixé, le 15 août 1947, la jonction avec la frontière du Cachemire, à Kathua sur l’Uhj324. De fait, au travers de son tracé transparaît la fonction première de la frontière qui fut de séparer les belligérants du premier conflit indo-pakistanais, en 1949 :

  • la frontière coupe successivement la Shyok, l’Indus, la Suru, la Shingo, la Kishanganga et la Jehlum avant de rejoindre la Chenab, ainsi que les chaînes qu’elles longent ou franchissent, soit les chaînes du Ladakh, du Zanskar, du Grand Himalaya et le Pir Panjal ;

  • la fermeture qu’implique la frontière ôte à la vallée de Srinagar deux des trois accès à la plaine dont elle disposait, par Muzaffarabad et Poonch ; son tracé désorganise le système des relations entre les différentes vallées, coupe des régions en deux. Ainsi la liaison Kargil-Grugurdo n’est plus possible en longeant la Shingo puis l’Indus, mais seulement en franchissant le Hamboting la à environ 4 500 m. De même, des communautés voisines, aux modes de vie identiques, sont désormais séparées par la frontière : la communauté chiite de Kargil (désormais le Baltistan indien) se retrouve isolée des autres communautés musulmanes des vallées de la Shingo et de l’Indus (le Baltistan stricto sensu), insérée au sein d’un univers majoritairement bouddhiste.

  • plus généralement le tracé de la ligne ne répond à aucune logique de partition qui s’appuierait sur des différenciations physiques ou ethniques. Elle est d’un dessin complexe, où alternent ruptures physiques majeures et lignes géométriques, présentant a priori toutes les caractéristiques d’une frontière “ artificielle ”.

En fait la complexité du tracé résulte de l’application stricte d’une logique militaire, et indirectement d’une logique ethnique. Elle est le résultat de trois conflits successifs qui ont opposé l’Inde et le Pakistan en 1947-1949 (14 mois), 1965 (3 semaines) et 1971 (14 jours) :

  • Le premier conflit du Cachemire est né du refus de son Maharadjah, Hari Singh, de lier le sort de son Etat à l’Inde ou au Pakistan. Dans le contexte de la Partition, la population majoritairement musulmane du Cachemire (77,11% au recensement de 1941) est sensible à la création de l’Etat musulman du Pakistan, tandis que les élites du pays (majoritairement dogras, mais aussi hindoues) hésitent entre une adhésion à l’Inde (à laquelle leur culture les rattache) et la préservation de l’indépendance de l’Etat.

Le gouvernement autocrate de Hari Singh écarte systématiquement les musulmans des postes gouvernementaux ; il leur interdit de mettre à mort des bovins ; ils doivent acquitter une taxe sur chaque sacrifice d’animaux, comme à l’occasion de l’Aïd el Kebir. Cette ségrégation provoque en 1931 un premier éveil nationaliste musulman au Cachemire, par la création par Mohammed Abdullah de la Conférence Musulmane, qui se donne comme objectifs la reconnaissance du droit des musulmans et le renversement de l’autocratie dogra. L’agitation, qui ne prend fin qu’après l’intervention de l’armée britannique, se conclue par l’emprisonnement d’Abdullah325, mais aussi l’ouverture d’une commission d’enquête que dirige Sir Bertrand Glancey : celle ci impose au Maharadjah une assemblée législative partiellement démocratique (sur 75 députés, 40 sont élus par un électorat restreint - soit 8% de la population - et 35 sont nommés par Hari Singh).

Une seconde Conférence Nationale la remplace en 1939 qui, intégrant des Hindous, se veut plus laïque326. En réaction, une Conférence Musulmane rénovée est fondée par Ibrahim Khan pour préserver la logique religieuse de la première. C’est cette dernière que Mohammed Jinnah considérera comme la seule représentative lors de sa visite au Cachemire en mai 1947. Après le refus du Maharadjah d’introduire des réformes dans la législation de l’Etat, la Conférence Nationale lance en 1946 le mouvement de désobéissance “ Quit Kashmir ”, qui portera tardivement ses fruits.

Sommé par l’Independence Act de juillet 1947 de choisir entre l’un ou l’autre des héritiers du British Raj327, Hari Singh hésite suffisamment longtemps pour laisser le temps à une révolte paysanne musulmane de se former dans la région de Sudhnuti, du district de Poonch, à la fin de juillet 1947328. La révolte, soutenue par la Conférence Musulmane, gagne rapidement l’intégralité du district de Poonch et la plupart des districts frontaliers méridionaux et orientaux de l’Etat, qui échappent dès lors à l’autorité du souverain et de son armée. Elle est rapidement relayée par des déserteurs musulmans de l’armée du Cachemire et des irréguliers Pathan329 qui, le 22 octobre 1947, après avoir occupé les villes de Muzaffarabad et Uri, remontent la vallée de la Jelhum et prennent la ville de Baramula, à 53 km à l’ouest de Srinagar330. Leur avance, ralentie par les multiples exactions qu’ils commettent (pillages, entre autres), permet au Maharadjah de s’enfuir à Jammu (capitale d’hiver du royaume), non sans avoir signé le 26 octobre l’acte de rattachement de ses possessions à l’Inde. Les troupes indiennes interviennent le lendemain et bloquent l’avance ennemie ; début novembre la vallée de Srinagar est sous leur contrôle ; le front ne tarde pas à se stabiliser dans la région de Mirpur, Kotli et Poonch.

L’entrée dans le conflit des forces régulières pakistanaises aux cotés des “ irréguliers ” (au début de mai 1948), permet l’ouverture d’un second front dans le nord montagneux de l’Etat : Gilgit (qui avait, ainsi que la région du coude de l’Indus, prêté allégeance au Pakistan dès le départ des fonctionnaires britanniques) résiste à l’offensive que l’armée indienne lance à l’été. Si les Indiens ne peuvent s’emparer du Baltistan et du Hunza, ils réussissent à reprendre Dras après avoir dégagé le Zoji la, puis la région de Kargil331. Le contrôle qu’ils établissent sur la vallée de la Dras et la haute vallée du Sind leur permet de sécuriser en novembre 1948 l’accès au Ladakh, à cette région dont la population majoritairement bouddhiste est restée assez indifférente aux événements “ des plaines ”; les Ladakhi étaient alors assez tentés par un rapprochement avec le gouvernement à tendance théocratique qui régnait encore au Tibet.

la situation, bloquée par le cessez le feu négocié par l'ONU et entré en application le 1er janvier 1949, n’évolua pas avant le 11 janvier 1962, quand le Pakistan demanda une réunion du Conseil de Sécurité, qui se réunit le 27 avril. Une série de discussions s’engagea, à l’initiative des anglo-saxons, d’abord au niveau ministériel, puis entre Nehru et Ayub Khan. Mais aucun des belligérants n'était prêt à accepter de concessions autres que celles qu’il avait proposées. Le statu quo fut rompu le 5 août 1965, quand des groupes armés tentèrent de fomenter une rébellion à Srinagar : afin d’éviter de nouveaux troubles, l’Inde décida d’occuper un certain nombre de postes du coté pakistanais de la ligne de cessez-le-feu le 16 août ; l’armée pakistanaise déclencha une offensive au Jammu le 1er septembre. Après 23 jours de combats les deux armées acceptèrent d’observer un second cessez le feu sous l’égide de l’ONU.

Le troisième conflit indo-pakistanais n'eut pas comme origine une tentative cachemiri d’insurrection, mais une réelle volonté bengali d’autonomie face au pouvoir lointain et oppressant de Karachi (le gouvernement pakistanais voulant imposer l’Ourdou comme langue officielle dans une région où la seule langue comprise est le Bengali), sans conteste soutenue par le gouvernement indien de l’époque, favorable à toute action favorisant l’affaiblissement de son voisin pakistanais. La guerre civile éclata le 3 décembre 1971, soutenue par l’armée indienne. Afin de limiter l’action de son adversaire le plus puissant, le Pakistan ouvrit un second front au Kashmir, dans le secteur de Chamb (ouest de Jammu). Le combat devint très vite défavorable au Pakistan qui parvint à occuper 135 km2 à l’ouest de Jammu, tandis que l’armée indienne prit rapidement le contrôle de quelque 1250 km2 dans les régions de Poonch, Tithwal et Kargil. Le conflit cessa le 17 décembre 1971, quand les troupes ennemies se retirèrent de part et d’autre de la ligne de cessez-le-feu de 1949. Les négociations seront menées à l’instigation de l’URSS à Simla, puis à Tachkent, où les belligérants acceptèrent de reconnaître la ligne de cessez-le-feu (LCF).

Le premier conflit du Cachemire, qui paraît avoir débuté comme une guerre civile à composante religieuse, s’est transformé en un conflit inter-étatique pour le contrôle d’un poste avancé qui n’a pas dégénéré en conflit ouvert grâce à la médiation de l’ONU. La ligne qui sépare les deux armées est stable dans son dessin d’ensemble depuis la mi-1948. la LCF de janvier 1949 présente quelques ajustements locaux par rapport aux positions respectives des armées en présence pendant le conflit; les conflits ultérieurs n’ont guère modifié cette ligne de front et les modifications majeures dans le tracé de la dyade indo-pakistanaise sont en fait localisés plus au sud, dans le Rann of Kutch332.

Notes
324.

The blue helmets, ONU, Department of Public Information, New York, 1985, p. 163.

325.

C'est la première d'une série de réclusions forcées qui feront passer à l'homme plus d'années en prison que sur la scène politique.

326.

Cette Conférence Nationale s'est rattachée dès sa naissance à la Conférence Nationale de l'Inde, que dirige Jawaharlal Nehru, lui aussi d'origine cachemiri. Les deux dirigeants ont eu en commun une vision plus ou moins marxiste de la société.

327.

L'Indian Independance Act n'est pas sans ambiguïté pour ce qui relève de la troisième option, de devenir indépendant. En théorie, tout Etat princier qui a opté pour aucune des deux dominions se retrouve, après le retrait de l'administration britannique, indépendant de fait. Voir à ce sujet A. Lamb, Crisis in Kashmir, op. cit., p. 35.

328.

La région, à la population renommée pour ses qualités guerrières, fut pour les Britanniques un des secteurs privilégiés de recrutement pour l'armée des Indes : quelque 40 000 hommes qui en étaient originaires combattirent dans les rangs britanniques pendant la Seconde Guerre Mondiale.

329.

Il est étonnant de constater que dans un pays en plein chaos, des hommes aient pu se procurer armes, munitions et moyens de transport pour aller défendre une cause à près de 500 km de distance de leur lieu d'origine sans bénéficier au minimum de la complicité du gouvernement pakistanais.

330.

Rappelons le contexte de l'époque, qui est alors celui d'une désorganisation totale consécutive à la Partition et aux gigantesques mouvements de population qu'elle a engendré. Treize millions de personnes choisissent alors l'exil, de part et d'autre de la nouvelle frontière.

331.

Ces combats, autant pour l'armée indienne que pour l'armée pakistanaise seront les repères fondateurs de leur naissance comme armées nationales, au travers d'actions "héroïques" que le temps a souvent enjolivé. Ainsi l'armée indienne franchira le Zoji la enneigé le 1er novembre 1948 en faisant battre tambours pour déclencher les avalanches tandis que les tanks seront tirés par des centaines de soldats au travers de cette passe difficile.

332.

Consulter A. Lamb, Map of Mainlans Asia by traities.